lundi 1 mai 2023

La Folie du regard



Dans  un essai  érudit et brillant intitulé La Folie du regard Laurent Jenny explore la dimension fondamentalement ambiguë de l'art ainsi que notre propre rapport à sa perception.   
Les derniers essais de Laurent Jenny abordaient les thématiques du vécu esthétique et de la relation à l’image : La Vie esthétique, Verdier, 2013 ; La Brûlure de l’image, Mimésis, 2019 ; Le désir de voir,  L’Atelier contemporain, 2020. Dans La Folie du regard, ouvrage enrichi de 44 illustrations couleur, l'écrivain et critique d'art explore plus particulièrement la subjectivité même du regard que l'on peut poser sur les images, nous rappelant que « Voir » est un acte hasardeux et toujours incomplet.  Aventureux, érudit et truffé d'exemples, analysant autant le trouble que l'on peut ressentir devant certaines toiles énigmatiques de Manet, Cranach ou Fragonard que le ressenti mitigé à la sortie d'une expo  de L'Atelier des lumières, nouveau temple de « l'art numérique »,   La Folie du regard est un essai très vivant, décortiquant à la fois l'impossible objectivité de celui qui pose un regard sur l'oeuvre et le potentiel désarroi de l'artiste  dans l'incapacité de s'approprier son oeuvre. L'exemple sans doute le plus frappant en est la rencontre (en 1956) de Giacometti  avec le philosophe japonais Yanaihara. Le peintre lui demandait alors  de devenir son modèle pour plusieurs mois.   L'état  de délabrement mental de l'artiste a été narré par des écrivains comme Balzac et  Zola, qui l'ont superbement décrit à travers leurs personnages de Claude Lantier (L'Oeuvre) et de Frenhofer (Le chef d'oeuvre inconnu).  Dans son livre   Laurent Jenny décrit  ainsi précisément ce processus destructif : « Giacometti  entra pour une longue période dans ce qu'on pourrait appeler ''la folie du regard". L'impossibilité d'"attraper" la ressemblance de ce visage malgré plus de deux cents interminables séances de pose conduisit Giacometti à la crise la plus grave de son existence d'artiste. » (page 187).  Du côté du spectateur, de l'amateur d'art, l'art peut également avoir   une fonction déstabilisatrice. L'auteur parle très bien de cette valeur subversive que peut revêtir l'art, choisissant opportunément des tableaux ambigus (Le déjeuner sur l'herbe ou Olympia de Manet), oeuvres  marquées par le silence ou un retrait pensif, donc très propices au questionnement du regard.  Ces tableaux sont réputés novateurs car  débarrassés des habituels alibis érotiques et mythologiques de leur époque, imprégnée par la peinture « d'Histoire ».  L'auteur met aussi en exergue la force suggestive du silence chez des artistes comme Chardin ou Morandi, ce dernier faisant ressortir une impression de fixité temporelle absolue,  en égalisant parfois la lumière.  Le livre La Folie du regard propose aussi une intéressante réflexion sur l'aspect social de l'art, qui passe en premier par notre regard.  Laurent Jenny s'attarde par exemple sur la célèbre photo de la femme aveugle, publiée par Paul Stand, en 1917 dans Camera work. C'est une photographie crue et directe de la misère, en contradiction avec les figures pittoresques de musiciens aveugles sublimées par les peintres (Georges de la Tour, Jan Steen) ou par les photographes (Kertész, Doisneau). A l'inverse certaines photos comme celles de jeux d'enfants prises par des photographes les plus réputés  comme Ronis ou Cartier-Bresson nous remplissent de nostalgie ou nous laissent sur une impression superficielle de bonheur alors que bien souvent  elles ont été prises dans un contexte de grande pauvreté, ce qui n'enlève d'ailleurs en rien leur beauté intrinsèque. Le livre de Laurent Jenny  a comme principal intérêt de questionner de façon vertigineuse la sensorialité et la réalité même de l'art.   Il  pose cette interrogation  fondamentale :  « Face à toute représentation, cette question : pouvons-nous vraiment "voir", c'est-à-dire entrer dans le regard d'un autre, surtout lorsque cet autre est à distance historique ? » (page 12).

Laurent Jenny, La Folie du regard, essai sur l'art, broché, grand format, éditions L'Atelier contemporain, collection Essais sur l'art, 208 pages/44 illustrations couleur, 2023







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