Dans une biographie à la fois sensible et documentée, l'historienne Aude Terray tente de percer le mystère d'une femme Incomprise. Elle suit à la trace cette jeune provinciale de Château-Gontier jusqu'à sa mort, le 3 juillet 2007, dans son appartement du Quai de Béthune.On y découvre un personnage à la fois mondain et naturel, combatif et excentrique, surfant inlassablement entre tourmente politique (l'affaire Markovic, l'entourage du président) et passion de la vie (l'art, la Fondation). Cette excellente bio, la première consacrée à Claude Pompidou, vaut le détour !
Blog de Phaco : Le premier chapitre de votre biographie débute par l’évocation du milieu familial d’une jeune femme évoluant dans la bourgeoisie provinciale des années 20-30 à Château-Gontier… En quoi selon vous ce milieu a t-il marqué la personnalité de Claude Pompidou ?
Aude Terray : Claude Pompidou est issue d’une famille de notables de l’Ouest dont la caractéristique est d’être composée de fortes personnalités. Son grand-père, un radical-socialiste est un maire énergique et très apprécié pendant la guerre de 1914-18 à Château-Gontier ; sa grand-mère est une passionnée de littérature ; son père, un original, athée et médecin, soigne gratuitement les pauvres ; sa tante est une résistante active de la première heure et mourra déportée à Ravensbrück. Les racines de Claude Pompidou sont certes bourgeoises et provinciales mais ne sont pas conventionnelles. La marque familiale est la liberté d’esprit.
Dans Claude Pompidou l’incomprise, son père apparaît comme un bien curieux bonhomme, à la fois rustre, très dévoué aux autres, un peu anar… Comment définiriez-vous les rapports de ce père plutôt autoritaire et de cette fille, que l’on devine un peu rebelle ?
Aude Terray : Claude Pompidou perd sa mère à l’âge de 6 ans. Sa sœur Jacqueline a 2 ans. Claude s’élève toute seule. Son père, Pierre Cahour fuit son chagrin dans le travail. Il est craint et respecté dans le pays. Il ne sort jamais en société. Avec ses filles, il est tyrannique, colérique et ne transige pas sur quelques grands principes : le respect de soi-même et des autres, le refus des distinctions sociales et le devoir d’assistance aux plus faibles. Claude sait lui tenir tête. Il lui faudra de longs mois de discussions houleuses pour obtenir l’autorisation de passer son bac (elle est une des pionnières à Château-Gontier et elle est reçue brillamment en 1931) et - plus tard - de s’inscrire en Faculté à Paris.
Ses goûts littéraires et artistiques, son éducation bourgeoise, une certaine rigueur et une curiosité insatiable, tout cela semble très tôt souligner un caractère marqué par l’ambivalence…
Aude Terray : Très jeune et encouragée par sa grand-mère, Claude puise très librement dans la bibliothèque familiale. Elle dévore. Pour la jeune-fille, lire c’est le moyen de s’évader, d’éveiller sa sensibilité et ses goûts intellectuels. Solitaire et différente, elle porte le pantalon, fume et passe son permis de conduire. A Château-Gontier, on la juge hautaine, indépendante et intellectuelle.
En fait, Claude se construit tiraillée. Elevée selon les codes bourgeois de l’époque, scolarité chez les sœurs, cours particuliers de piano et d’anglais, au contact quotidien de la province conventionnelle de l’époque mais confrontée à un père contestataire, qui ne va pas à l’église et méprise l’ordre établi, elle apprend très jeune à penser par elle-même, à assumer la différence et à gérer la dualité. De son père et de sa jeunesse, Claude Pompidou hérite son trait de caractère dominant et ambivalent : le sens du devoir allié au non-conformisme, la rigueur à la liberté d’esprit.
A partir de son installation à Paris et de sa rencontre avec Georges Pompidou, il semble qu’elle mette une certaine distance avec son milieu provincial. Par ailleurs, vous soulignez que ses visites à Château-Gontier seront rares au cours de sa vie…
Aude Terray : Avec Georges Pompidou, dandy intellectuel, mince et séducteur, c’est le coup de foudre. Elle découvre le monde culturel et artistique dont elle rêvait loin du carcan de sa province natale. A partir des années 50, elle se rend de plus en plus rarement à Château-Gontier. Elle préfère le soleil et la liberté de Saint-Tropez. Sa dernière visite a lieu le 21 mai 1965 à l’occasion de la tournée dans l’Ouest du général de Gaulle. Elle est alors l’épouse du Premier ministre. Sans regrets, ni nostalgie, Claude Pompidou tourne la page.
Vous évoquez l’amitié de Léopold Sédar Senghor et du couple Pompidou. Le futur homme politique et écrivain sénégalais semble agacer par moments Pompidou…
Aude Terray : Les deux hommes sont très proches depuis leurs années de classes préparatoires à Louis Le Grand. A l’Elysée, les Pompidou sont très agacés par les souvenirs que Senghor livre aux journalistes. Le Président sénégalais rappelle son ancienne idylle amoureuse avec Jacqueline, la sœur de Claude et affirme, ce qui est faux, que c’est lui qui a présenté Claude à Georges.
Dès le début de leur rencontre, l’art, la poésie et la musique semblent dynamiser le moderne couple formé par Claude et Georges. Leurs penchants littéraires et artistiques ne seront-ils pas également une forme symbolique de protection face à un univers politique impitoyable ?
Aude Terray : L’art est le socle de leur couple. Leur passion commune. C’est Georges qui initie Claude à la peinture dès leur rencontre. Plus tard, Claude initiera Georges à la musique contemporaine. La poésie fait partie de leur vie quotidienne. Ils constitueront une collection dans leur appartement du quai de Béthune avec audace et intuition pour l’époque. Ils ont l’œil. Les nouveaux réalistes et les artistes cinétiques sont bien représentés mais placés à côté d’un Bissière, d’un La Fresnaye et d’aquarelles de Rodin et de George Sand, de masques africains, du Nouveau Né de Brancusi, d’une Nana de Saint Phalle. Les Pompidou sont éclectiques et ne se cantonnent pas au tout contemporain. Ils sont les amis des artistes, notamment Hans Hartung, Pierre Soulages, Marc Chagall, Max Ernst. Claude est l’intime de Pierre Boulez, Maurice Béjart et Niki de Saint Phalle. A l’Elysée, le couple Pompidou crée la rupture. Ils reçoivent des artistes contemporains et se rendent à toutes les expositions en grande pompe. Ils veulent rendre accessible l’art au plus grand nombre, ouvrir le patrimoine français à la création. L’art est vital pour Claude qui a cette très belle et profonde phrase : « J’éprouve le même plaisir à revoir les mêmes tableaux. Il m’arrive de découvrir des choses nouvelles c’est-à-dire quelque chose de soi même qu’on ne connaissait pas ». Davantage qu’une protection, l’art une évasion, une invitation au voyage vers l’inconnu que nous portons en nous sans le savoir.
Dans votre ouvrage, l’écho médiatique donné à l’affaire Markovic et la mort du président apparaissent comme les deux blessures de sa vie…
Aude Terray : Claude a été terriblement marquée par l’affaire Markovic. Lorsqu’elle entre à l’Elysée, des photomontages scabreux circulent. C’est incroyable mais encore aujourd’hui certaines personnes s’interrogent. Claude le savait et en a souffert toute sa vie. L’autre grande blessure est la fin tragique de Georges Pompidou. Elle n’apprend que très tard sa maladie (Waldenström). Il ne voulait pas le lui dire pour la protéger. Les derniers mois sont cruels. Epié par les journalistes, entouré de rivaux politiques qui spéculent sur sa fin proche, isolé dans la douleur, Pompidou vit un calvaire. Claude respecte son choix de poursuivre sa tâche sans se démettre. Il ne parle jamais de sa maladie. Elle s’y conforme. Le 2 avril, c’est le choc. Ni Claude, ni les médecins ne s’attendaient à une fin aussi rapide que brutale.
Curieusement, à côté d’un Georges Pompidou très affecté par la froideur que lui témoigne De Gaulle à la suite de l’affaire Markovic, Claude Pompidou semble ne pas tenir rancune de l’indifférence affichée du grand homme du 18 juin…
Aude Terray : Bien sûr, Claude a été elle aussi blessée par ce silence mais en gardienne de la mémoire de Georges, elle a toujours voulu gommer les différends entre les deux hommes. C’est une manière pour elle d’affirmer que Pompidou est le digne héritier du Général et que son action à l’Elysée se situe dans la continuité gaulliste. Ce message s’adresse aux nombreux détracteurs de son mari issus des rangs gaullistes.
L’amitié du couple présidentiel avec les Rothschild et d’autres grands financiers fut l’objet d’hostilité et de railleries de la part de la presse de l’époque. Quel rapport entretenait Claude Pompidou avec l’argent ?
Aude Terray : Elle avoue avoir été dans un premier temps éblouie par ces milieux d’argent. Sur le plan financier, sans doute aurait-elle préféré que Georges fasse une carrière dans le privé. Pour résumer, Claude Pompidou a vécu comme une riche mais sans commune mesure avec les plus grandes fortunes dont elle était l’intime. Elle n’était d’ailleurs pas propriétaire de son appartement quai de Béthune.
Avec l’ambivalence, un autre trait paraît caractériser Claude Pompidou : sa combativité. Vous évoquez notamment ses combats pour l’essor de sa Fondation et celui du Centre Georges Pompidou…
Aude Terray : Vous avez raison, elle était tenace et combative. Elle s’est acharnée à sauver le Centre Pompidou que Valéry Giscard d’Estaing voulait supprimer ; c’est grâce à elle que l’IRCAM a vu le jour et que le fonds Kandinsky a rejoint le Centre. A la tête de sa Fondation, elle a été une présidente battante et innovante. Elle a imposé en France non sans difficulté une nouvelle conception du bénévolat inspiré du modèle anglo-saxon et a été la première à préconiser la création d’établissements exclusivement consacrés aux malades d’Alzheimer. On lui doit beaucoup dans ce domaine.
Cette vieille dame de 94 ans qui s’éteint paisiblement durant l’été 2007, qui était-elle ?
Aude Terray : Une femme singulière et originale qui a su puiser dans sa dualité intérieure une force à la mesure de son destin. Et une grande amoureuse. Jusqu’à la fin, ses pensées sont pour Georges Pompidou.
Aude Terray, Claude Pompidou l’incomprise, éditions du Toucan, 311 pages, 2010
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