lundi 19 juin 2023

Soutine intime


 
Auteur de plusieurs monographies sur la vie des peintres de l'Ecole de Paris, Jacques Lambert  dans    Soutine intime nous dévoile cet artiste étrange et secret. Il inscrit pleinement le peintre Chaïm Soutine (1893-1943) au centre de son cercle relationnel mais aussi  tente de le montrer avec ses bonheurs et ses souffrances, ses certitudes et ses faiblesses.  
Ce livre document est d'autant plus intéressant que l'homme Soutine est beaucoup moins connu que son oeuvre. Par ailleurs, le livre de Jacques Lambert est nourri  par de nombreux témoignages écrits et oraux comme ceux, par exemple, de  Claire Maratier* (1915-2013), fille du peintre Michel Kikoïne (1892-1968) ou ceux de son frère Jacques Yankel (1920-2020), qui l'un et l'autre avaient bien connu Soutine dans leur prime jeunesse.

Chaïm Soutine, Amedeo Modigliani, 1917

Enrichi par les analyses fines psychologiques de l'auteur et par des contributions de personnalités du monde de l'art, ce livre de près de 200 pages propose une découverte humaine d'autant plus passionnante  que l'homme Soutine, comme sa peinture d'ailleurs, se profile assez labyrinthique. Mais l'on pourrait dire la même chose d'autres peintres exceptionnels comme  Picasso, Balthus, Goya, Schiele,  Bacon, Sickert   ou Caravage. Tourmentée et spasmodique, sa peinture   nous  rappelle parfois l'expressionnisme fuyant  d'un  Vincent van Gogh et d'un Georges Rouault ou par sa façon instinctive, à pleine couleur et sans travaux préparatoires, la vision sauvage et cruelle d'un Francis Bacon. 

Chez Chana Orloff (à droite), 7 bis Villa Seurat, 1937
(archives Lebrun-Franzaroli)

Amateur d'arts plastiques et collectionneur,  Jacques Lambert  semble avoir une certaine tendresse pour ces peintres indécis et mélancoliques  [Gen Paul, un peintre maudit parmi les siens (2007), éditions La Table Ronde ; Kisling, prince de Montparnasse (2011), éditions de Paris/Max Chaleil]   et Soutine  nous donne l'exemple à travers sa vie brève d'un artiste  maudit, rongé par ses excès et ses angoisses.  A travers ce livre très détaillé l'auteur nous rappelle la fulgurance de ce destin hors normes, de son enfance pauvre et souffreteuse dans le quartier juif de la petite ville de Smilovitchi ( Biélorussie) à son décès brutal  dans une clinique parisienne du 16e arrondissement. 

Soutine et Madeleine Castaing à Villefranche-sur-Mer, 1935
(archives Carlo Jansiti)

Des brutalités de son enfance, Soutine gardera sans doute   toujours les stigmates. Il ne retournera  jamais à  Smilovitchi ni ne reverra ses parents. Comme chez bon nombre d'artistes originaires d'Europe de l'Est - Chagall, Kisling, Pascin, Kikoïne, Gontcharova, Pinchus Krémègne... - Paris se profile la promesse magnifique d'une nouvelle vie artistique.   Au cours de ce livre l'on  découvre Soutine débarquant  dans la capitale, désargenté, à la veille de la Première Guerre mondiale. Il est  manutentionnaire aux Halles et à la gare  Montparnasse. L'artiste est hébergé à la Ruche** par son ami Kikoïne dans l'attente de trouver à louer son propre atelier.  

Cathédrale de Chartres, 1933

Dans Soutine intime l'auteur constate  deux périodes essentielles de sa vie : avant 1923, quand il est pauvre, et après 1923 quand il est riche. A travers ce portrait-biographie   tous  les proches qui ont compté dans la vie de Soutine nous sont décrits : Krémègne, Kikoïne, Modigliani, Marcellin et Madeleine Castaing, Elie Faure, Léopold Zborowski, Déborah Melnik, Marie-Berthe Aurenche...      Petit monde de l'art en perpétuelle interaction où mécènes,  marchands d'art,  amis,  artistes et femmes forment « la toile » de vie de Soutine. Pour Chana Orloff, il est « un garçon réservé, perfectionniste » ; pour Léopold Zborowski, c'est « un homme pusillanime, porté aux sautes d'humeur, coléreux en cas de contrariété soudaine » ; pour Claire Maratier, « un paysan du Danube, un taiseux, méfiant » ; pour Pinchus Krémègne, « un gars réactif, exigeant, acharné au travail ».

La femme accoudée (Gerda Michaëlis), vers 1937
Collection particulière © Heritage-Images / TopFoto / Roger-Viollet

Comme le fait remarquer justement l'auteur à propos de ces témoignages : « des jugements fort variés, mais pas forcément contradictoires, malgré les apparences ». Soutine intime nous rappelle ce que l'on pourrait appeler « la malédiction de l'artiste » ou sa mythologie noire : ses problèmes alimentaires, de santé,  ses excès éthyliques, son rapport à la fois frénétique et angoissé aux femmes. Et peut être la vision morbide de la vie par Soutine transparaît  le plus clairement dans  sa célèbre série de toiles sur le thème du boeuf écorché où, dans une exaltation des formes de couleurs et au-delà de s simples entrailles de l'animal, l'oeuvre nous évoque la crucifixion.

Anna et Léopold Zborowski (le bras plâtré après une chute) chez eux,
 3 rue Joseph Bara
(archives Pierre-Noël Drain)

Cette fascination pour le sang et les entrailles peut s'expliquer aussi par un traumatisme à l'enfance. En effet, Soutine confiait ceci :  « J’ai vu une fois le boucher du village trancher le cou d’une oie et laisser s’écouler le sang. Je voulais crier, mais son air joyeux me nouait la gorge. (…) ce cri je le sens encore là. Lorsque j’étais enfant, et que je dessinais un maladroit portrait de mon professeur, j’essayais de me libérer de ce cri, mais en vain. Lorsque je peignais une carcasse de bœuf, c’était toujours ce même cri dont je voulais me débarrasser. Je n’ai pas encore réussi ».


Soutine sur son lit de mort
(photo d'André Rogi/Rosa Klein)

A la fois simple et raffinée,  profane et sacrée, rude et charismatique,  l'oeuvre de Chaïm Soutine a marqué l'histoire de la peinture de la première moitié du XXe siècle. L'on trouve dans le livre de Jacques Lambert ce bel hommage  à Soutine de Serge Labégorre, qui s'exclamait en 2021 :
 « On ne sort pas indemne d'un voyage en pays soutinien. C'est un voyage initiatique que je conseille aux jeunes âmes : elles y trouveront le sens du Beau, du Tragique et du Transcendant.  »

photos et légendes du livre  Soutine intime

 Jacques Lambert, Soutine intime, Document, éditions Fauve, 198 pages, 2023




* Souvenirs de Claire  Maratier

**La Ruche est une cité d’artistes de Montparnasse, construite en 1903 par le sculpteur Alfred Boucher à partir de matériaux et d’éléments de l’Exposition universelle de 1900 et notamment du pavillon des Vins de Bordeaux conçu par Gustave Eiffel.
Outre Marc Chagall et bien sûr Chaïm Soutine, la cité a accueilli le réalisateur, essayiste et romancier Jean Epstein, la peintre Marie Laurencin, le peintre Gabriel Deluc, le sculpteur Constantin Brancusi, le peintre Alexandre Altmann, les poètes Guillaume ApollinaireMax Jacob, l'écrivain, essayiste, romancier André Salmon, l'écrivain Blaise Cendrars,  le peintre Fernand Léger, le sculpteur Alexander Archipenko, le peintre Michel Kikoïne, le peintre Jacques Chapiro, le sculpteur Jacques Lipchitz, le sculpteur peintre et dessinateur Henri Laurens



































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