lundi 16 novembre 2020

La société du sans contact - Selfie d'un monde en chute

 


Dans un essai à la fois rigoureux et brillant intitulé  La société du sans contact - Selfie d'un monde en chute le journaliste François Saltiel dresse un inquiétant état des lieux mondial du poids des nouvelles technologies sur le quotidien et sur nos vies.
Bon nombre de livres orientés vers la vulgarisation sociologique ont déjà traité des   thèmes abordés par  La société du sans contact.  L'addiction aux smartphones et aux réseaux sociaux, les dangers de l'essor du télétravail - qui en cette période difficile est d'actualité brûlante -,  la surveillance généralisée, le pouvoir  des GAFAM ou encore les délires transhumanistes..., François Saltiel replace tous ces éminents sujets sous une forme à la fois critique et synthétique, pointant avec des exemples marquants  l'incohérence de cette société du sans contact. Le journaliste d'Arte  dénonce à la fois les enjeux et méfaits de la société contemporaine, à la fois ultra-connectée et repliée sur elle-même, qu'il qualifie de sans contact. Ces réseaux sociaux imposeraient leur loi de façon pernicieuse, grignotant toujours plus le réel  par le mode virtuel, pire  ils influeraient sur nos comportements les plus basiques (travailler, aimer, se distraire). Sans faire preuve de moralisme ou de pédanterie le journaliste tente d'analyser les effets des nouvelles technologies  sur nos vies, mettant  l'accent sur la forte pression sociale voire l'indiscrétion que fait naître l'ensemble de ces objets technologiques et de ces réseaux sociaux.  Déjà dans les années 60/70,  derrière le climat  euphorique et postlibéral de leur époque,  des sociologues américains comme David Riesman (1909-2002)   [La Foule solitaire (1964)]  ou Christopher Lasch (1932-1994)   [Le Complexe de Narcisse (1979)]  avaient  pressenti les profondes tensions psychologiques qui secouaient  aux USA les classes moyennes.  Observant le désintérêt progressif de l'individu lambda pour la sphère publique et son repli désabusé sur soi Lasch écrivait ceci - sur le mode ironique et cinglant - dans son  célèbre essai Le Complexe de Narcisse
  
Narcisse se noie dans son reflet sans jamais comprendre qu'il s'agit d'un reflet. Il prend sa propre image pour quelqu'un d'autre et cherche à l'embrasser sans penser un instant à sa sûreté. La leçon de l'histoire n'est pas que Narcisse tombe amoureux de lui-même mais que, incapable de reconnaître son propre reflet, il ne possède pas le concept de la différence entre lui-même et son environnement. 

La vision narcissique de l'individu moderne chez Lasch, outre son aspect  prophétique, semble bien d'une éternelle actualité.  Dans un chapitre intitulé L'emprise des réseaux sociaux » l'auteur décortique subtilement  par exemple le processus addictif des réseaux sociaux (avoir un maximum de likes et de commentaires), qui conduit par exemple des milliers de jeunes à travers le monde à passer par le bistouri de la chirurgie esthétique, et cela juste pour améliorer leurs apparences sur les selfies postés - évidemment - sur Instagram ou Snapchat.    Au-delà de l'aspect puéril et névrotique de cette éternelle tarte à la crème du jeunisme sur les réseaux sociaux l'on notera que la plupart des plates-formes (Snapchat, Tik-Tok, Facebook, Twitter, Linkerdlin) outre qu'elles n'ont  rien de sympas 'inspirent directement des neurosciences et des techniques persuasives les plus éculées du marketing et de la pub pour rendre toujours plus accroc leurs consommateurs. Dans un tout autre domaine, ici politique, l'on  retrouve cette même logique minimaliste, narcissique et puérile (pour ne pas dire débile !) à travers par exemple le choix d'un Donald Trump de privilégier le twit dans son système  central de communication médiatique. Par ailleurs l'auteur note justement dans son essai que « les réseaux sociaux  ravivent le système de la notation scolaire ». En effet,  plus l'on obtient de likes et de commentaires favorables, plus l'individu se sent récompensé. François Saltiel évoque aussi  l'industrie des rencontres numériques (style Tinder), l'essor des machines parlantes et et des robots conversationnels ainsi que le télétravail, qui en cette période épidémique connaît un développement foudroyant. A propos de  l'application Zoom, un des fleurons de la visioconférence en temps de télétravail  l'auteur rappelle qu'elle fut au coeur de nombreux scandales, accusée de transmettre des données personnelles à Facebook et d'avoir vendu en avril 2020 530 000 comptes Zoom avec e-mail et mot de passe  sur le Dark Web. L'auteur de La société du sans contact n'oublie évidemment pas d'évoquer les grandes figures des prophètes de la Silicon Valley que sont Peter Thiel, Elon Musk, Mark Zuckerberg, Bill Gates ou autres Jeff Bezos. Et au-delà de l'image d'Epinal de gentils geeks post-soixante huitards  visionnaires et  un peu illuminés et l'on perçoit très vite que tous ces gens qui partagent de nombreuses valeurs - transhumanisme,  philosophie libertarienne, méfiance envers l'Etat - ont des projets politiques ou philosophiques particulièrement bien trempés voire délirants. Outre ses voitures électriques Tesla et ses projets touristiques d'habitation sur Mars   le milliardaire fantasque Elon Musk a fondé en 2017, pour 100 millions de dollars, la start-up Neuralink dont l'objectif  est d'implanter des fils ultra-fin (le quart d'un cheveu) dans le cerveau pour le connecter à une machine. Dans sa conclusion François Saltiel semble bien pessimiste sur l'héritage de ces hommes clés qui à bien des égards paraissent cent fois plus influents que nos politiques à qui l'on prête généralement  à tord tant de pouvoirs. Il écrit ceci (page 207)  :
Jamais dans l'histoire de l'humanité un tel pouvoir n'a été détenu par si peu de personnages comme Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Peter Thiel ou Eric Schmidt. Cet ouvrage  tente de démontrer que les nouveaux maîtres du monde numérique partagent la même vision et dessinent un avenir inquiétant où le contact physique tend à disparaître et le lien social à s'appauvrir. Il ne tient qu'à nous d'essayer de le préserver coûte que coute.   

 Au final l'on recommandera vivement la lecture de cet  essai brillant  pour  sa capacité   à cerner les contours parfois opaques de la société du Tout-Numérique mais aussi pour ses fines intuitions et ses libres observations  sur bon nombre de problématiques actuelles. 


François Saltiel,
La société du sans contact - Selfie d'un monde en chute, éditions Flammarion,  224  pages - 135 x 221 mm, broché, 2020




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