Les Russes veulent-ils la guerre ?

 

Le peuple russe soutient-il entièrement la guerre initiée par Poutine en Ukraine ou aspire-t-il à une coexistence pacifique avec ses voisins européens ? Peut-il un jour déterminer son propre futur et instaurer une transformation politique en Russie ? A ces questions cruciales Vera Grantseva,  forcée à l'exil de sa Russie natale et aujourd'hui enseignante à Sciences Po Paris, nous donne  des réponses à la fois précises  et nuancées dans un  essai incisif de près de 200 pages intitulé Les Russes veulent-ils la guerre ?

 Avant de décrire  la société russe contemporaine et la nature néo-féodale du régime poutinien, elle nous rappelle qu'au début de son parcours Poutine se présentait comme un jeune démocrate à même de remettre le pays en ordre, citant ce passage, véritable monument de rouerie et de cynisme ou il disait en décembre 1999 à propos de la démocratie :  « Seuls les systèmes démocratiques sont impérissables. Quels que soient leurs défauts, l'humanité n'a rien inventé de mieux*  ».  Dans Les Russes veulent-ils la guerre ?  elle décrypte les mécanismes et les causes qui ont permis à Poutine d'instaurer un régime mafieux et prédateur. La préparation (de longue date) puis l'invasion de l'Ukraine sont subtilement disséquées mais aussi le livre commente les importants changements  structurels au sein même de l'élite russe  au cours des dix dernières années. Il nous rappelle au passage la nature profondément inégalitaire du système, favorisant toujours les mêmes (oligarques, fonctionnaires, forces de sécurité) au détriment du Russe moyen.  Elle écrit : «  Outre leur poids numérique, les avantages et les privilèges octroyés aux siloviki ont été démultipliés ces dernières années. Depuis 2014,  les dépenses engagées par les forces de sécurité représentent jusqu'à 30 % de la dépense publique russe. Leurs salaires ont été considérablement augmentés, ce qui a créé un écart impressionnant entre eux et les autres couches de la population - un représentant des forces de l'ordre gagnant environ trois fois plus que le Russe moyen. » (page 73).  Dans des livres  récents Gilles Favarel-Garrigues** et  Françoise Thom***  avaient remarquablement analysé le rôle de la peur comme ciment du régime poutinien.  Vera Grantseva s'inscrit intelligemment dans cette dénonciation, montrant  comment les Russes réagissent aux multiples stimuli du régime.  Elle nous propose aussi un portrait tout en nuance de l'homme russe actuel, envisagé dans une dimension psychohistorique. Et son ouvrage semble confirmer que la belle unanimité affichée par la propagande télévisuelle ou la haine quotidienne distillée contre  un Occident/Satan ne représente pas forcément le ressenti d'une fraction importante de la population russe. Elle écrit :   « Depuis le début de la guerre, tant en Russie qu'à l'étranger, il y a eu une nette tendance à minimiser le rôle des opposants à la guerre. Cela est dû, entre autres, à la mauvaise interprétation des sondages officiels d'opinion publique en Russie, qui établissent le caractère marginal de l'opposition, ainsi qu'à une mauvaise compréhension du contexte autoritaire dans le pays  » (page 93).  La Russie est-elle condamnée à porter indéfiniment le fardeau de l'histoire soviétique remis au goût du jour et de façon sinistre par Poutine ? Peut être pas... L'autrice entrevoit des espoirs pour l'avenir démocratique du pays. Il n'en reste pas moins que la Russie d'aujourd'hui connaît une telle chape de plomb que l'on peut présumer que cet « avenir » sera long à venir ! Vera Grantseva note justement : « Vladimir Poutine  ne peut être tenu responsable des traumatismes remontant à l'époque soviétique. Pourtant, c'est bien lui qui a sciemment capitalisé sur eux.  Rien n'a été résolu, tout a été étouffé. Les blessures du passé en sont venues à former le socle du nouveau régime, et les drames d'hier continuent de nourrir ceux d'aujourd'hui. » (page 151).

* Nezavissimaya gazeta, 30 décembre 1999 

**   Gilles Favarel-Garrigues, La Verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne. La Découverte, 2022

*** Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, Desclee De Brouwer, 2018  

Vera Grantseva, Les Russes veulent-ils la guerre ? essai, broché, éditions du Cerf, 186 pages, 2023