Dans Les liaisons dangereuses selon Fragonard l'essayiste Anne de Marnhac propose une érudite et fine analyse du célèbre et ambigu Le Verrou, tableau majeur de l'érotisme du XVIIIe siècle.
Dans cette plaisante collection intitulée « Le roman d'un chef-d'oeuvre » chaque auteur est invité à raconter l'histoire d'un tableau en le mettant en scène à l'époque et dans le lieu où il a vu le jour. Anne de Marnhac a déjà consacré plusieurs ouvrages aux représentations picturales et littéraires de la séduction : Séducteurs et séductrices. De Casanova à Lolita. Femmes au bain. Les métamorphoses de la beauté ; Les Visages de la beauté. Avant, après ; L’Amour. Dans ce nouveau livre elle nous brosse un portrait à la fois intime et vivant de ce créateur génial au talent éclectique que fut Jean-Honoré Fragonard (1732-1806). Parallèlement à l'histoire du tableau Le Verrou son livre nous montre un Fragonard pris dans le quotidien entre son travail, les mondanités et sa vie familiale. Il vit et travaille longtemps au Louvre (quel symbole !) où il bénéficie d'un atelier. Rappelant que Fragonard est un artiste qui déteste se répéter et qui diversifie constamment ses sujets, Anne de Marnhac écrit ceci : «Ce n'est pas sa seule différence avec un Vernet. Pour soigner sa clientèle prestigieuse, ce dernier fait des visites et des dîners en ville, multiplie les courbettes devant les puissants, imagine de bons mots pour les divertir » (page 51). Ce qui a distingué Fragonard d'autres artistes talentueux de son époque comme Vernet, Greuze, Hubert Robert, ou même Boucher, dont d'ailleurs il fut l'élève vers 1748-1752, c'est sans doute une forme chez lui de culot monstre, de fantaisie et de raffinement métaphysique, qui le range d'emblée parmi les peintres d'exception du XVIIIe siècle, bien au-delà de son image d'Epinal de peintre libertin. Court mais exhaustif le livre Les liaisons dangereuses selon Fragonard restitue parfaitement à la fois le climat de l'époque et toute la tension de l'oeuvre, nous proposant en outre un intéressant profil psychologique de cet artiste, dont le le libertinage pictural plutôt rustique se rapproche sans doute davantage d'un Restif de la Bretonne que du marquis de Sade. A la fois sur un mode intuitif, littéraire et érudit Anne de Marnhac nous raconte l'histoire incroyable de cette toile datant de 1777. A l'origine elle sert de pendant à un tableau religieux [L'Adoration des bergers], réalisé la même année, représentant des bergers prosternés en adoration devant l’enfant Jésus nouveau-né. Ensuite, l’œuvre est exécutée sur commande du marquis de Véri, un esthète dont les goûts raffinés et la bienveillance envers le peintre semble amorcer une nouvelle période productive pour Fragonard. Quant à l'oeuvre elle-même, fascinante par son pouvoir suggestif et érotique, elle intrigue par la puissance des mouvements, des couleurs et des symboles. Anne de Marnhac écrit ceci : « C'est une chorégraphie des corps imaginée par un metteur en scène invisible : l'abandon de l'héroïne, la position décidée du personnage masculin, dressé sur les pointes des pieds, debout sur ses jambes nues et vigoureuses. Tout chez ce dernier est énergie et force, jusqu'à son bras droit qui s'étend pour pousser le verrou et son bras gauche qui enlace avec ferveur sa partenaire. Ils exécutent un pas de deux, elle pâmée, lui qui la retient contre lui. Il y a souvent chez Fragonard des luttes amoureuses, elles expriment la vitalité du désir : batailles d'oreillers espiègleries, poursuites, cache-cache, colin-maillard... Parfois la femme est maîtresse du jeu, parfois l'homme. » (pages 65-66). En fait, la toile Le Verrou se profile un véritable thriller pictural, une sorte d'ovni littéraire du XVIIIe siècle, quelque part entre Laclos, Crébillon et le Rousseau de La Nouvelle Héloïse. Il est en réalité difficile de donner une interprétation univoque des intentions du peintre. Certains exégètes ont vu dans ce tableau une petite lutte, d'autres un viol. Le tableau est d'ailleurs truffé d'indices comme dans une énigme policière : verrou, cruche, rose, pomme, lit, draps froissés... Par ailleurs, à travers ce tableau emblématique, des historiens d'art considèrent que par certains détails Fragonard montre une volonté de s'éloigner de l'esprit libertin. moins en vogue après la mort de Louis XV. Ce sentiment de fin de fête, on le retrouvera aussi chez Watteau ou chez l'écrivain et diplomate Vivant Denon. Les dernières années du peintre seront plus difficiles. Fragonard n'est plus en vogue car entretemps les goûts artistiques ont beaucoup changé. Il meurt en 1806 dans des conditions très pauvres dans son logement du Louvre. Concluant leur essai sur Fragonard les frères Goncourt auront cette expression imparable, qualifiant son oeuvre de « dernier feu de joie du XVIIIe siècle ». Quant à la célèbre toile Le Verrou, on peut toujours la découvrir au musée du Louvre. Elle est conservée depuis 1974 au département des Peintures, dans la section consacrée à la peinture française du XVIIIe siècle, au deuxième étage de l'aile Sully.
Anne de Marnhac, Les liaisons dangereuses selon Fragonard, broché, grand format, éditions ateliers henry dougier, collection « Le roman d'un chef-d'oeuvre », 128 pages, 2023
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