lundi 14 mars 2016

Disparition de Keith Emerson


Keith Emerson (1944-2016)

Keith Emerson Band, « Touch and go » live
Moscou, 2008

Figure majeure du rock progressif dans les années 70, le claviériste virtuose britannique Keith Emerson s’est éteint le jeudi 10 mars à l'âge de 71 ans à son domicile de Santa Monica.



Fresque finale pour Keith Emerson


Les guitar-heroes sont légions dans l'histoire du rock, les claviers-heroes plus rares. Keith Emerson fut sans conteste le plus flamboyant et emblématique. Showman délirant doublé d'un technicien accompli formé au classique, il s'évertua à ériger, avec Emerson, Lake & Palmer, le rock'n'roll au rang de "grande musique". Pour le meilleur et pour le pire. Il s'est suicidé à 71 ans. Quand le super-groupe Emerson, Lake and Palmer monte sur la scène du Festival de l'île de Wight, le 29 août 1970, le speaker annonce que c'est son tout premier concert. C'est faux : il s'est rodé deux jours plus tôt à Plymouth, au sud-ouest de l'Angleterre. Mais ce sont ces images qui restent comme son acte de naissance : dans un ensemble lamé vert et bleu, un chapeau de cuir enfoncé sur ses cheveux longs, Keith Emerson empoigne son orgue Hammond et le bascule furieusement, puis supplicie un synthétiseur Moog sur Pictures at an Exhibition, une suite en trente minutes adaptée de Modeste Moussorgski.

pochette de l’album Tarkus (1971) 

Keith Emerson bousillait ses orgues Hammond avec une belle régularité. Un magasin de Londres se chargea longtemps des réparations jusqu'à ce qu'il découvre, à la télévision, les raisons d'une telle casse : « On ne touche plus à ton matériel. Maintenant, on sait ce qu'il s'est passé. Tu ne respectes pas notre instrument. » De fait, il ne respectait pas grand chose depuis qu'il décida de défricher de nouvelles contrées musicales, pour le meilleur et pour le pire. Appuyé sur une formation classique avec une prédilection pour Bach et Bartök, puis animateur d'un trio jazz inspiré par Oscar Peterson et Art Tatum, compagnon de tournée du bluesman T-Bone Walker, il avait du bagage. L'addition de son savoir, de sa virtuosité et de ses ambitions ne pouvait que le conduire loin. D'abord avec The Nice qui, formé en 1967 autour de la chanteuse P. P. Arnold (ex-Ikettes d'Ike et Tina Turner), développera sans elle un rock psychédélique grandiloquent, dès l'album The Thoughts of Emerlist Davjack en 1967, marqué par une adaptation du Blue Rondo à la Turk de Dave Brubeck.

pochette de l’album Brain Salad Surgery (1973)


L'année suivante, le succès d'America (adaptaté de Leonard Bernstein pour West Side Story) lui vaut aussi un scandale quand Keith Emerson brûle un drapeau américain sur la scène du Royal Albert Hall, pour protester contre la guerre au Vietnam. C'est aussi l'époque où il découvre le synthétiseur Moog dont il a défriché l'utilisation, tout en commençant à planter des couteaux dans ses claviers, dont une dague offerte par Lemmy Kilmister, son roadie qui fondera Motörhead. Présent sur le premier album de Rod Steward en 1969, Keith Emerson veut pousser le bouchon plus loin. Greg Lake, le bassiste de King Crimson, aussi. Reste à recruter Carl Palmer, batteur d'Atomic Rooster. Soit un trio claviers-basse-batterie peu commun, qui interloque les hippies lorsqu'il surgit à l'île de Wight. Dès lors, ELP déploie des compositions hyperboliques influencées par Bartók, Janácek et Ginastera, combinées avec le jazz et rock psychédélique, en étirant éventuellement les morceaux sur une vingtaine de minutes comme c'est le cas de l'emblématique Tarkus en 1971, sur le concept-album du même nom. 

Keith Emerson, Greg Lake et Carl Palmer en 1993 

L'enchaînement de Trilogy (1972 avec le hit From the Beginning) et Brain Salad Surgery (1973), associé à des concerts où Keith Emerson est un clavériste brillant doublé un showman excentrique, catapultent ELP jusqu'au concert du festival California Jam 1974, point culminant de sa carrière. Mastodonte du rock progressif avec Yes, Pink Floyd et Genesis, le groupe déclinera ensuite comme les autres, ringardisés par la déferlante punk. Adulé par les uns, moqué par les autres, le trio s'est délité au fil d'albums ampoulés et de tournées délirantes qui creusaient son déficit plus qu'elles ne lui rapportaient. Keith Emerson, auteur de plusieurs musiques de films et dont le dernier album studio date de 2012 (The Three Fates Project avec Marc Bonilla et Terje Mikkelsen), aura traîné toute sa vie une image contrastée, selon qu'on le considéra génie ou mégalo. Alors qu'il s'exerça toute sa vie en jouant les ragtimes de Scott Joplin, il aura en tout cas vaillamment défendu la place des claviers dans le rock, comme l'ont fait Jon Lord de Deep Purple et Rick Wakeman de Yes. « Il était un pionnier et un innovateur dont le génie musical nous a tous touchés dans les mondes du rock, du classique et du jazz », a réagi Carl Palmer hier. Keith Emerson n'aurait pas supporté une dégradation de ses capacités neurologiques qui le privaient de l'usage de ses mains.


Eric Delhaye

source  : Télérama.fr - 12 mars 2016



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