A l'heure où les conclusions de la commission d’enquête parlementaire sur l’Aide sociale à l’enfance sont attendues le 8 avril la parution de ce livre tombe à pic ! Pendant 18 mois le journaliste Claude Ardid a mené une enquête en France mettant en exergue les dysfonctionnements de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Fruit de ce travail d'investigation de longue haleine, La Fabrique du malheur propose une description féroce et détaillée d'une institution à la dérive.Au début du livre l'auteur plante ainsi le débat brûlant tout en y apportant une part de nuance : « L'Aide sociale à l'enfance est-elle responsable de cette situation dans laquelle se trouvent aujourd'hui plus de 600 000 travailleurs sociaux et près de 400 000 enfants plongés pour leur immense majorité dans le désarroi ? Pas seulement. Ce serait beaucoup trop facile de dénoncer une structure en la jetant en pâture à l'opinion publique ». Véritable serpent de mer, le système de « protection » de l'enfance n'a pas bonne presse. Par leur actualité brûlante, les multiples scandales publics touchant enfants ou adolescents dans des familles d’accueil ou dans les foyers pour adolescents nous interrogent régulièrement sur le fonctionnement et la crédibilité de cet organisme souvent montré du doigt. Claude Ardid consacre notamment plusieurs chapitres à l'emblématique procès de Châteauroux où des familles d'accueil furent accusées de violences et d’hébergement d’enfants issus de l’Aide sociale à l’enfance sans autorisation officielle. Le procès mit en évidence à la fois les insuffisances dans les dispositifs de contrôle de l'Aide sociale et l'ampleur des sévices subis par des enfants ou adolescents. Un des problèmes majeurs pointé dans cette enquête exhaustive est la rareté des places d'hébergement. En effet, la plupart des départements - chefs de file de la protection de l’enfance - en manquent pour accueillir les mineurs, aussi bien dans des maisons d’enfants ou foyers pour adolescents qu’en familles d’accueil qu’il faut former et rémunérer alors que la courbe d’enfants, censés être protégés, remonte systématiquement en flèche. I y a aussi semble-t-il un gros problème de vocation, et comme dans les EHPAD ou les hôpitaux l'on ne se bouscule pas au portillon. La Fabrique du malheur décrit un univers où les éducateurs sont à bout de souffle (70 000 postes de travailleurs sociaux non pourvus) et où souvent l'on recourt à du personnel intérimaire n'ayant pas la qualification suffisante. Pour les besoins de l'ouvrage l'auteur a interrogé un nombre important d'acteurs de premier plan travaillant au plus près du secteur de l'enfance : éducateurs, magistrats, avocats, directeurs de foyer d'accueil, responsables d'associations de protection de l'enfance et bien sûr a recueilli les confidences, touchantes, de nombreuses victimes et de leur famille. S'agissant d'une certaine Lily, 15 ans retrouvée suicidée le 25 janvier 2024 dans un hôtel social d'Aubière (Puy-de-Dôme) l'auteur a recueilli le témoignage poignant de directrices d'établissements et de proches bouleversés par cette disparition. A travers la description fine de la désespérante noirceur du parcours de Lily le livre nous dresse le portrait collectif d'une certaine réalité sociale : celle de jeunes déstructurés, de plus en plus nombreux, ballotés de foyer en famille, de squat en hôtel social, empêtrés dans des réseaux de drogue ou de prostitution. Ce vaste panorama au pays du mal-être donne un certain sentiment de vertige au lecteur, d'autant plus qu'un certain fatalisme semble se dégager des réponses de bon nombre de professionnels de l'enfance ou de magistrats interrogés. Ainsi, ce juge, qui avec franchise reconnaît annuler purement certaines audiences quand il s'agit de prendre une décision de placement et le faisant face au manque de place dans un foyer ou dans une famille d'accueil. Parfois, l'audience est simplement annulée à défaut de greffier ! Alors que la mission première de l'ASE est censée protéger l’enfant, mais aussi de favoriser le maintien et l’amélioration des relations parents-enfants le livre de Ardid nous dresse un état des lieux peu reluisant de cette institution. Il nous brosse le portrait d'une organisme à la hiérarchie pesante, en voie de paupérisation, empêtré dans de multiples dysfonctionnements, incapable de remettre en question ses démons. Dans un vibrant Epilogue l'auteur avertit : « Le déni est idéologique et social. Certes les caisses sont vides. Mais un pays qui ne protège pas ses enfants et ses plus anciens est un pays condamné. Quant aux enfants, à force de vouloir les protéger de leur propre famille, on finit par oublier qu'ils sont victimes d'une machine encore plus terrible, un système qui fortifie tous les jours un peu plus la fabrique du malheur. Où sont les sauveurs ? »
Claude Ardid, La Fabrique du malheur, broché, grand format, Société/Enfance, éditions de l'Observatoire, 336 pages, 2025
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