lundi 5 septembre 2022

Ces petits renoncements qui tuent


Dans Ces petits renoncements qui tuent un enseignant se confie à coeur ouvert. En cette période de rentrée scolaire, il livre un témoignage courageux et  incisif, n'épargnant  ni ses élèves, ni ses collègues, ni même sa hiérarchie !
Ce livre est le fruit de nombreux entretiens entre Carine Azzopardi, journaliste au service Culture de France Télévisions - et Laurent Valogne*, un professeur de lettres exerçant depuis 1991 au lycée, et qui préfère garder l'anonymat à la suite de cette publication. Appelé « Le Témoin », cet enseignant  nous raconte  de A à Z son quotidien au sein de l'Education nationale, évoquant sa mission éducative dans le contexte de la montée insidieuse de l'islamisme en France. Il le fait  sans tabous mais avec finesse et un  sens critique qui fait mouche.   Depuis la mort tragique  du professeur d'Histoire Samuel Paty (à qui le livre est dédié ainsi qu'à toutes les victimes du terrorisme) l'obscurantisme religieux est devenu un thème d'actualité prégnant, cohabitant parfois avec ceux de l'incivilité à l'école.  Ces petits renoncements qui tuent est un livre sincère et instructif, qui aborde sainement la question taboue de la poussée de l'intolérance religieuse  à l'école, et qui donc met sur la sellette certains élèves des lycées. Il est d'autant plus intéressant intellectuellement  qu'il n'est pas stérilement à charge et que Laurent Valogne raconte aussi dans son livre les échanges fructueux et pleins d'espoir qu'il a noués avec certaines classes.   Il n'en reste pas moins un constat amer dans lequel l'auteur, confiant sa voix à Carine Azzopardi, décrit  ce processus de multiples renoncements, qui fait par exemple que beaucoup de professeurs préfèrent aujourd'hui  édulcorer les programmes plutôt que de se battre contre des moulins. L'intolérance de certains élèves, leur violence verbale interpelle.  On pourra légitimement chercher la source de ces comportements dans  les tendances dures des réseaux sociaux ou dans le confort intellectuel étriqué et anxiogène, favorisé    par les discours simples et complotistes qui pullulent sur la Toile L'on pourra aussi considérer   que le modèle politico-religieux de certaines familles de ces élèves  se trouve en parfaite inéquation avec le modèle de l'école de la République, celui inspiré par les Lumières et orienté vers la libre critique. Le témoignage de Laurent Valogne est édifiant. Dans son livre l'on apprend que le fait d'étudier des auteurs plutôt Bisounours comme Voltaire, Condorcet, d'Alembert ou Diderot  peut  poser problème en 2022 et qu'il est encore difficile aujourd'hui, même après   avoir évoqué la traite transatlantique, de parler de la traite arabo-musulmane.  Histoire, géographie, sciences naturelles, mathématiques ou littérature... Toutes les matières semblent prétexte à polémiquer et  tous les sujets - même ceux n'évoquant pas directement l'islam -apparaissent   une source conflictuelle pour bon nombre de ces élèves. Et dans cet ouvrage copieux de près de 200 pages l'on perçoit  le désarroi humaniste de ce professeur, amoureux de Montaigne et Rabelais,  descendant lointain des idéalistes hussards de la IIIe République,  qui sans doute  rêverait d'être contredit, d'être étonné par des arguments ou des critiques constructives. Mais au questionnement du professeur il y a souvent  comme seule réponse le réflexe pavlovien de la tribu : l'accusation gratuite de racisme, qui évite de façon commode tout débat intellectuel en investissant un domaine passionnel.   En outre, l'on constate qu'une atmosphère identitaire au sein de l'école laïque tend à s'imposer ces dernières années,  excluant quiconque ne partage pas les mêmes codes (vestimentaires, culturels ou autres). Dans Ces petits renoncements qui tuent, Laurent Valogne cite un exemple nourrissant sa réflexion  qui peut sembler anecdotique mais au fond très révélateur de cette territorialisation des esprits : 

 « Je leur demande  [Laurent Valogne]  ce jour-là de me donner des exemples de musiques populaires. Des noms de rappeurs fusent. Et là, surprise, un étudiant fustige Eminem, « ce Blanc qui joue de la musique de Noirs »  : « Il a pas le droit de faire du rap ! ».  Je lui explique : Eminem a grandi dans une caravane, dans une famille américaine très pauvre, alors du rap, il en écoutait, il a même baigné dedans, et aujourd'hui il en crée.  C'est difficile à entendre. Pour nombre de mes élèves, les pauvres sont forcément des Noirs aux Etats-Unis, et les Blancs ne peuvent pas l'être... Le rap, musique des opprimés, est donc forcément une musique de Noirs. » (pages 110-111 in  Ces petits renoncements qui tuent.

L'on remarquera  dans cet exemple du livre comme dans d'autres  cette tendance caractéristique chez certains élèves  à se considérer toujours comme victime (du système, de la colonisation, du racisme, des médias...). Dans un essai remarquable** l'historienne  Jacqueline Lalouette  avait étudié le phénomène du déboulonnage des statues en Europe et aux Etats-Unis. Au-delà du récit historique de cette activité  politico-militante illégale elle avait particulièrement bien décrit le fonctionnement même de  mouvements comme Black Lives Matter et certaines de leurs dérives racialistes.     Sans généraliser un phénomène aussi complexe l'on pourra difficilement nier que de plus en plus de jeunes Français d'origine étrangère ont pour prisme aujourd'hui d'abord la communauté et la race. (Cela ne nourrit d'ailleurs pas forcément le lit de l'intégrisme et du fanatisme religieux.) Et Laurent Valogne, malgré toutes les difficultés rencontrées dans son parcours  d'enseignant  conclut son livre par un message optimiste :
« Je veux en toute quiétude mener cette mission à bien sans parasite extérieur et continuer d'enseigner dans mes classes sereinement. »

* nom d'emprunt

** Jacqueline Lalouette, Les statues de la discorde, éditions Passés composés, 240 pages, 2021

Carine Azzopardi  & Le TémoinCes petits renoncements qui tuent, broché, grand format, éditions Plon, 224 pages, 2022


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