Dans l'introduction du livre Philippe Bourdin et Cyril Triolaire signalent ainsi leur fulgurant accès au cours du XIXe siècle aux temples officiels du divertissement : « Au café-concert se mêlent artistes de curiosités et vedettes du chant, parfois entendues sur les grandes scènes lyriques [...] A partir de 1864, les programmations des cafés-concerts s'étoffent et s'hybrident plus que jamais : jongleurs, acrobates, mimes partagent désormais régulièrement la scène avec les chanteurs... Bientôt les artistes de "curiosités" (funambules, cascadeurs, gymnastes, antipodistes, contorsionnistes, illusionnistes, clowns ou phénomènes) brillent également sous les feux des rampes des nouveaux music-halls en alternance avec des tours de chants et des revues qui en deviennent la signature ; Folies Bergère (1869), Moulin-Rouge (1889), Casino de Paris (1891), Olympia (1893) » (page 23).
affiche avant la lettre, (s.n.), Hambourg, Adolph Friedländer, 1911,
BnF, département Estampes et photographie, FT 6-ENT DN-1
Dans un intéressant chapitre consacré à l'oralité et aux techniques de persuasion des bonimenteurs de spectacles de curiosités [aussi efficaces que celles clandestines, au siècle suivant, mises au point par l'économiste et sociologue américain Vance Packard (1914-1996) pour les agences publicitaires (!)] Agnès Curel souligne l'interaction entre voyeurisme et alibi scientifique au cours de ces grandes manifestations populaires dans lesquelles l'ouïe, selon elle, a une fonction aussi importante que la vue. A propos des musées de cire, très en vogue au cours du XIXe siècle elle note : « Le musée de cire, dans le style de ce qu'ont pu proposer les musées d'anatomie comme celui de Dupuytren, se présente habituellement comme un établissement offrant des connaissances scientifiques aux spectateurs.
Pour attirer les badauds et faire sensation, les explications scientifiques s'entremêlent cependant avec une fiction digne des plus sordides faits divers. La curiosité des spectateurs, sous couvert d'apprendre l'anatomie, se repaît de terribles récits, comme ceux qui alimentaient des rubriques entières dans la presse. » (page 88). Dans ce siècle scientiste où les freak shows sont à la mode et où les entrepreneurs particuliers semblent avoir assimilé toutes les lois de l'entertainment, ces spectacles sont présentés au public sous un aspect à la fois éducatif et sensationnaliste : femme à barbe, sirène, nain, homme-lion, soeurs siamoises.... Le livre fourmille d'exemples d'exhibitions dans lesquelles l'imagination - débordante - des entrepreneurs s'accompagne d'une impressionnante liste de documents - à valeur pseudo documentaire ou scientifique - à destination du public.
Affiche Folies-Bergère, immense succès tous les soirs.
Les phoques, estampe, lithographie en couleurs. 56 x 43 cm, Paris.
Imprimerie Emile Lévy, 1874, BnF, ENT DN-1 (LEVY, Emile)-FT6
De la momie de Mandrin à Lionel l'homme-lion, en passant par les Wonderful Two Headed Girl, le public est invité face à toutes ces difformités à la fois à se divertir et à s'instruire. Ambivalence malsaine, qui serait inconcevable aujourd'hui, mais qui à l'époque allait de soi. L'exemple le plus connu et le plus frappant se profile sans doute celui de Joseph Merrick (1862-1890) - qui inspira le célèbre film The Elephant Man (1980) de David Lynch -, objet de fascination tant chez le public que chez les médecins, exhibé en Angleterre dans de nombreuses salles itinérantes. Pendant le spectacle, un document distribué « expliquait » sa malformation par le fait que sa mère, enceinte de lui, avait été presque piétinée par... un éléphant ! Ce qui aujourd'hui paraîtrait dégradant et inhumain n'était pas jugé anormal ou particulièrement malsain au XIXe siècle.
Affiche de Jules Chéret. Folies-Bergère. L dompteur noir. Delmonico,
estampe, lithographie en couleurs. 80 x 60 cm. Paris.
imprimerie Jules Chéret., 1875, BnF, département Bibliothèque-musée de l'opéra.
AFFICHES ILLUSTREES-1054
Et dans le chapitre Faire l'histoire des spectacles de monstres au XIXe siècle le sociologue Arthur Ségard retient cette explication : « Des chercheuses états-uniennes, notamment, ont noté que l'exhibition de corps considérés comme anormaux consistait en un rituel social renforçant la norme corporelle. valide, blanche et cishétérosexuelle. ». Suggérant l'aspect « rassurant » et « consensuel » de telles manifestations au XIXe siècle, il cite la fameuse phrase de Georges Canguilhem : « Au XIXe siècle, le fou est à l'asile où il sert à enseigner la raison, et le monstre est dans le bocal de l'embryologiste, où il sert à enseigner la norme. » Les spectacles de curiosités en Europe nous renseignent sur les mentalités de l'époque mais aussi indirectement sur ses choix politiques et coloniaux à travers les exhibitions ethnographiques qualifiées beaucoup plus tard sous le vocable de « zoos humains ».
estampe, gravure sur bois.82 x 116 cm.
Paris. Typographie Morris père et fils, 1874, BnF, ENT DO-1 (MARY, A.) ROUL
Dans le chapitre Dompteurs et bêtes curieuses : quand les animaux exotiques deviennent loisir de masse Quentin Villa interroge notamment le stéréotype du dompteur noir dans les ménageries foraines, ancêtres du cirque, soulignant le racisme larvé comme ici : « En mars 1856, à Barcelone, Juan Cornaria montre un "Caraïbe" mangeur de viande crue au milieu de ses bêtes. Une exhibition analogue a encore lieu en 1891. Dans les deux cas il s'agit probablement d'un comédien professionnel, voire d'un matou ou divio, c'est-à-dire un Européen grimé. » (page 358)
Philippe Bourdin, Cyril Triolaire, Les spectacles de curiosités en Europe - De la Révolution française à la fin du XIXe siècle, Histoire/Sociologie, broché, grand format, Presses universitaires Blaise-Pascal, 368 pages/110 illustrations, 2024
Ouvrage collectif sous la direction de Philippe Bourdin et Cyril Triolaire
Philippe Bourdin :
Il est professeur d’histoire moderne à l’Université Clermont Auvergne. Il a publié et dirigé de nombreux ouvrages sur la Révolution française et la vie théâtrale. Il a récemment fait paraître Aux origines du théâtre patriotique (2017) et La Comédie de Clermont-Ferrand. Deux siècles de théâtre en province de Louis XV à la Troisième République (2022).
Cyril Triolaire :
Il est maître de conférences en études théâtrales à l’Université Clermont Auvergne et spécialiste de l’histoire des spectacles en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Il a récemment codirigé Les espaces du spectacle vivant dans la ville. Permanences, mutations, hybridité (XVIIIe-XIXe siècles (2021) et publié Tréteaux dans le Massif. Circulations et mobilités professionnelles théâtrales en province des Lumières à la Belle Epoque (2022).
* visuels et légendes in Les spectacles de curiosités en Europe - De la Révolution francaise à la fin du XIXe siècle
Philippe Bourdin :
Il est professeur d’histoire moderne à l’Université Clermont Auvergne. Il a publié et dirigé de nombreux ouvrages sur la Révolution française et la vie théâtrale. Il a récemment fait paraître Aux origines du théâtre patriotique (2017) et La Comédie de Clermont-Ferrand. Deux siècles de théâtre en province de Louis XV à la Troisième République (2022).
Cyril Triolaire :
Il est maître de conférences en études théâtrales à l’Université Clermont Auvergne et spécialiste de l’histoire des spectacles en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Il a récemment codirigé Les espaces du spectacle vivant dans la ville. Permanences, mutations, hybridité (XVIIIe-XIXe siècles (2021) et publié Tréteaux dans le Massif. Circulations et mobilités professionnelles théâtrales en province des Lumières à la Belle Epoque (2022).
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