L'art de l'ambiguïté - Ivan Tourguéniev et les vertus

Dans L'art de l'ambiguïté - Ivan Tourguéniev et les vertus Eric Lozowy propose une analyse fine et détaillée de chacun des six romans du célèbre écrivain russe. 

Romancier et nouvelliste à succès de son vivant, Ivan Tourguéniev (1818-1883) connut curieusement au cours du XXe siècle une sorte d'éclipse, devancé par d'autres éminents écrivains de sa génération comme Léon Tolstoï et Fédor Dostoïevski. Depuis l'auteur russe a été régulièrement redécouvert et son oeuvre exceptionnelle est explorée tant par les universitaires que par les romanciers contemporains. Géant atypique de la littérature russe et mondiale l'auteur de Pères et fils (1862) semble marqué par une double caractéristique. D'abord,    Tourguéniev est un écrivain typiquement russe : personnages, paysages, thématiques..., toute son oeuvre approche au plus près ce que l'on a pu appeler «l'âme russe». Fasciné par son pays, l'écrivain, en cela proche de Zola et des naturalistes français, cherche à décrire la société russe de son époque. Il est « le chroniqueur minutieux de la société russe au XIXe siècle »,   écrit Lozowy, notant que le réalisme de Tourguéniev est imprégné d'ironie. Le livre L'art de l'ambiguïté  nous rappelle - notamment à travers des extraits de sa correspondance -, qu'en dépit de ses très nombreux séjours en Europe et de sa passion pour le monde occidental, le romancier restait profondément attaché à ses racines. Ensuite, par ses liens amicaux, ses centres d'intérêt, ses préoccupations littéraires et humanistes Tourguéniev est un auteur approchant au plus près l'universalité et la modernité. L'on parlerait aujourd'hui de cosmopolisme ! A travers l'étude de six de ses romans Lozowy  approche au plus près l'ambivalence et le mystère de cette oeuvre, analysant chacune d'entre elles dans le contexte d'une vertu récurrente : Honnêteté - Humilité - Foi - Douceur - Justice - Simplicité. Le résultat philologique se révèle très intéressant, gommant l'aspect poussiéreux que peut suggérer le questionnement actuel des vertus. Ni bons, ni mauvais, les personnages des livres de Tourguéniev nous sont ici disséqués dans toute leur complexité. A propos des romans l'auteur note : « Ils nous révèlent ainsi, selon la formule de Milan Kundera, ''le monde comme ambiguïté", une perspective où l'on observe "une distance infinie entre ce que les choses veulent être ou pensent être et ce qu'elles sont". Plus précisément, Lozowy constate : « L'art de l'ambiguïté de Tourguéniev n'a pas pour but de susciter de l'admiration ou du mépris, mais de stimuler la réflexion critique du lecteur, le renvoyant, à travers le miroir hallucinant de la Russie du XIXe siècle, à son propre potentiel d'humanité. » (page 15). Cette disposition intellectuelle inconfortable, cet art - sans flagornerie - de ne pas juger ses personnages lui fut d'ailleurs autant reproché à l'époque par la critique que par ses lecteurs. Evoquant la trame romanesque et les principaux personnages de chaque roman L'art de l'ambiguïté nous rappelle cette constance littéraire dans l'oeuvre de personnages difficiles à cerner comme celui de  Roudine dans le roman éponyme de 1855, Tartuffe retors ou prophète génial ? ou celui du héros [Théodore (Fiodor) Lavretski] du roman de Nid de gentilhomme (1858), se démenant dans un mélange de légèreté, de désir, de passion, de désespoir et d’exaltation, cocktail littéraire des plus russes ! Derrière son élégance, sa légèreté et sa connotation dramatique l'oeuvre de Tourguéniev oriente aussi vers des thèmes sans doute plus métaphysiques. Comme l'écrit Eric Lozowy : « Tourguéniev a toujours été préoccupé par la question de la foi, ou plutôt de son absence, dans le contexte de la modernité, et du désespoir qui assaille l'individu ayant fait du doute et de la négation le principe central de son existence.» (page 46).

Eric Lozowy, L'art de l'ambiguïté - Ivan Tourguéniev et les vertus, étude littéraire, broché, grand format, éditions Complicités, 90 pages, 2023