A La Folie Théâtre (Paris 11e) l'on peut découvrir Puzzle, une création originale écrite et mise en scène par Jean-Céline Borel. Poétique et social, propulsé par cinq grands comédiens, c'est aussi un spectacle avec une forte dimension sensorielle. Puzzle est une pièce à l'énergie débordante qui tout au cours de sa durée nous laisse entrevoir de nouvelles pistes de réflexion. C'est un huis-clos à la fois étouffant et drôle, surfant entre théâtre de l'absurde et réalisme aux relents de science-fiction. Méticuleusement, l'histoire de Puzzle nous décrit un couple en perdition (Bruno et Laura), confronté au cours d'une nuit folle et apocalyptique à la visite inopinée et au jugement de trois énergumènes (Myosotis, le docteur Gilbert et frère Raymond). Cet entêtement des cinq personnages, chacun semblant vivre dans sa bulle et peu avare de conseils, n'est pas sans donner à l'ensemble du spectacle sa touche légèrement pintérienne.
Puzzle - A La Folie Théâtre
Derrière sa véhémence verbale et ses bouffées comiques, Puzzle est aussi une pièce qui nous parle de thèmes universels : le temps, l'enfance, la disparition, le souvenir, la naissance, la mort... Le texte de Jean-Céline Borel n'est jamais très éloigné du réalisme magique dans lequel temps et merveilleux côtoient la quotidienneté la plus « extraordinairement plate ». A la fois risibles et magnifiques, semblables à de fragiles personnages à la Tennessee Williams, Bruno et Laura semblent s'épuiser dans leur vie de couple entre silence et fureur. L'on pourrait penser à une jouissance malsaine, de type sado-masochiste, comme chez le cruel et nihiliste duo incarné par Frank et Katarina dans la célèbre pièce de Lars Norén, à juste titre appelée « Démons ». Mais l'orientation théâtrale de cette véritable « tragi-comédie » nous donne plutôt l'impression qu'il s'agit de personnes plus simples dans la vie, n'ayant pas su maîtriser à un moment donné une expérience traumatique.
Ce n'est qu'à la toute fin du spectacle que l'on aura l'explication globale du conflit larvé entre Bruno et Laura. Pour échapper à la pesanteur de leurs problèmes personnels ces deux purs antihéros ne semblent avoir besoin ni de smartphone, ni d'ordinateur, ni même de console de jeux. A ces objets de la technologie envahissante ce couple en préfère d'autres plus rustiques voire singuliers. Ainsi, Bruno s'attelle à la construction d'une machine à remonter le temps, baptisée « Betty ». Quant à Laura, elle passe ses journées à assembler les pièces d'un puzzle labyrinthique. A travers l'excellente prestation des deux comédiens jouant le couple ce qui transparaît dans Puzzle c'est un ennui chicanier et existentiel, lourd comme le plomb, contaminant jusqu'aux activités les plus intimes. En effet, dans son interminable création de machine extraordinaire, Bruno semble dépourvu de toute excitation créative, de toute crânerie jubilatoire, contrairement à l'amusant personnage de scientifique vivant à l'époque victorienne, immortalisé dans La Machine à explorer le temps (1961) [The Time Machine], film culte de George Pal, inspiré par le célèbre roman éponyme de science-fiction de H.G. Wells.
Puzzle - A La Folie Théâtre
Quant à l'activité puérile et répétitive de Laura sur la scène, elle nous fait songer à un rituel mortifère, un geste de douleur et de fêlure, toujours le même, rappelant la précision maniaque des cadences ouvrières tayloriennes ou encore la langueur funéraire de rites provenant d'Asie ou d'Afrique. Dans un jeu tout en nuances, Laura Piperel et Christophe Tanzilli font ressortir à la fois la souffrance de ce couple brisé mais aussi, à travers la violence de leurs échanges verbaux, son incapacité à sortir de cet engrenage d'enfer. Dans une subtile progression narrative, la mise en scène de Jean-Céline Borel explore ce naufrage conjugal, qui se déroule précisément dans une atmosphère de fin du monde où dehors éléphants et zèbres ont envahi la rue et où les lumières de la ville se sont évanouies. Personnage enfantin et volubile, interprété avec grand talent par Marie-Benoîte Soulié, la voisine Myosotis apporte partiellement une bouffée primesautière à cet univers sombre et anxiogène.
Enceinte, elle parvient à capter l'attention de Laura, qui semble, sous le regard agacé de Bruno, se remémorer de bons souvenirs. Paradoxalement, après un discours décomplexé sur la filiation, elle paraît raviver les angoisses de Bruno et Laura, en leur parlant en toute franchise de ses difficultés à nouer des contacts dans son HLM. A travers l'intéressant personnage de Myosotis Puzzle nous parle aussi de solitude sociale, de l'habitat problématique en banlieue. Et Jean-Céline Borel pose à la fois un regard sociologique perçant et ironique sur ces espaces d'habitat dans lesquels tout le monde connaît la vie de l'autre, « l'entend » sans songer même à communiquer avec autrui. L'obscurité totale au dehors, les incendies apocalyptiques, les « drôles » de zèbres dans la rue, tout ce décor mental, que le spectateur est invité à se représenter, s'accorde plutôt bien à cette notion de jungle sociale que l'auteur semble vouloir exprimer à travers l'idée d'un monde sans règles mais non dépourvu, heureusement, d'humour. En effet, avec l'éruption sur scène du docteur Gilbert puis du frère Raymond, le spectacle prend une dimension plus moqueuse et acide, finalement assez moliéresque. L'on passe du conte noir conjugal à la Ibsen, toujours un peu honteux et cruel, à la fable surréaliste, résolument farcesque.
Puzzle - A La Folie Théâtre
Avec grand talent et une spontanéité déconcertante Nicolas Nasciet et Bruno Carvalho interprètent ces deux savoureux personnages un peu « fripouille » dont la noble mission est de sauver le couple en péril. Brillants orateurs, experts en management humain, le docteur Gilbert et frère Raymond garantissent le droit à chacun de récupérer une bonne santé mentale ou celui d'éloigner les mauvais fluides. Le premier est un psychiatre excentrique, ne jurant que par l'étude psychanalytique. Par sa gestuelle et son discours très rodé, le second, personnage par ailleurs complètement illuminé, nous rappelle les sermons dégoulinant de bons sentiments des évangélistes inondant l'univers télévisuel nord ou sud-américain. Equivalents des Diafoirus et autres Trissotin des temps modernes et de l'Internet, ces personnages, par leur caractère loufoque et leur affectation érudite, nous rappellent parfois ceux tout aussi grinçants de l'univers d'un Ivan Viripaev ou d'un Marius von Mayenburg. Sorte d'OVNI théâtral, balançant étrangement tantôt vers les rivages de l'hystérie, tantôt vers ceux du recueillement, le spectacle Puzzle cogne fort, emportant le spectateur loin !
durée : 1 h 20
Puzzle, une création originale, écrite et mise en scène par Jean-Céline Borel
Avec Laura Piperel (Laura), Christophe Tanzilli (Bruno) Marie-Benoîte Soulié (Myosotis), Bruno Carvalho (le docteur Gilbert) et Nicolas Nasciet (frère Raymond)
A La Folie Théâtre (salle Grande Folie)
6, rue de la Folie Méricourt
Paris 11e
horaires : les jeudis, vendredis et samedis à 21 h 30
jusqu'au 24 juin 2023
6, rue de la Folie Méricourt
Paris 11e
horaires : les jeudis, vendredis et samedis à 21 h 30
jusqu'au 24 juin 2023
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