lundi 5 décembre 2022

Dernières conversations avec Gorbatchev


Dans un intéressant livre intitulé Dernières conversations avec Gorbatchev le journaliste et chroniqueur à LCI Darius Rochebin relate vingt-cinq ans d'échanges avec l'ancien maître du Kremlin. Juste trois mois après la mort du dernier dirigeant de l’Union Soviétique sort ce livre d'entretiens de 300 pages dans lequel entre autres Darius Rochebin revient sur sa dernière entrevue avec Mikhaïl Gorbatchev, très affaibli et isolé par le Covid, quelques mois avant sa disparition. Personnage historique exceptionnel, Gorbatchev n'en a pas moins été un dirigeant ultra critiqué, voire haï dans son propre pays. Dans la sinistre Russie poutinienne à la Goebbels il est toujours considéré comme un traître, celui qui a bradé le grand  'Empire communiste. Incompris et mal aimé dans son pays, l'on sent aussi parfois, à travers ces confidences recueillies,  une certaine amertume de Gorbatchev vis-à-vis des pays occidentaux, qui pourtant furent les premiers à l'aduler du temps glorieux de la  glasnost et de la  perestroïka  (1985-1991).  Dans cette série d'entretiens vifs et directs  cet homme de paix et anti-Staline - qui - forcément,  aujourd'hui, fait figure d'anti-Poutine - aborde tous les grands frémissements  qui ont secoué l'histoire de cette Russie mais aussi  le monde de la fin du XXe siècle  : Tchernobyl, la chute du mur de Berlin, l'effondrement de l'URSS, le coup d'Etat manqué d'août 1991 ou encore la guerre des étoiles.  A travers ces entretiens polis mais sans langue de bois l'on perçoit chez l'ex-dirigeant de l'URSS    un esprit vivace, toujours brillant, une volonté tenace, un remarquable sens de la synthèse mais aussi une certaine naïveté et des positions parfois plutôt ambiguës, notamment dans ses dernières années, comme son soutien à l'annexion de la Crimée.       Comme l'indique justement Hélène Carrère d'Encausse dans la postface de l'ouvrage à propos de ces bribes de conversations échelonnées dans le temps : « La sincérité de ses réponses est remarquable, même si on sent que, parfois, il éprouve quelque difficulté à choisir entre deux aspects de lui-même, l'ancien apparatchick, le communiste, et l'homme Gorbatchev. »  L'ouvrage aborde naturellement toute la difficulté (au sens politique) du processus de démocratisation qu'a mené  Gorbatchev avec ses réformes dans les années 80.  Encore aujourd'hui   le poids de ses réformes économiques et sociales fait toujours l'objet d'un éternel débat en Russie  et les libertés   acquises sous son mandat n'ont semble-t-il pas suffi à faire oublier les pénuries et les privations n'ayant pas disparu d'un coup de baguette magique juste après la grisaille de la période brejnévienne et des deux  courts mandats d'Andropov et de Tchernenko. Beaucoup lui reprochent encore sa loi antialcool, projet sanitaire ambitieux qu’il imposa très vite mais qui laissa un mauvais souvenir, avec, pour résultat, l’augmentation de la consommation d’eau de Cologne ou de produits d’entretien comme substituts à la vodka, devenue difficile à trouver. L'ouvrage de   Rochebin nous rappelle aussi qu'avant son accession au pouvoir et avant d'incarner ce symbole de paix, d'équilibre et de liberté Gorbatchev  fut un parfait apparatchick sous Brejnev et ses successeurs. Des pages savoureuses nous  décrivent son ascension comme secrétaire de parti dans la sphère politique russe avec l'appui  d'Andropov, le patron du KGB et celui de Souslov, l'idéologue de longue date du régime communiste. De cette période glaciaire Rochebin esquisse ce portrait amusant de l'homme à l'éternelle tache de vin sur le crâne : « Le sens de la mesure, inné chez Gorbatchev, fait déjà sa force.  Une certaine lourdeur plébéienne l'aide même à se fondre dans les rangs du Parti. Sa démarche pesante, ses complets grossièrement taillés n'annoncent pas l'élégance qu'on lui connaîtra au temps du Kremlin.» (page 41). Le livre rappelle aussi cette grande culture cosmopolite de Gorbatchev ( non feinte), qui le distingue des  dirigeants qui l'on précédé ou suivi, et qui sans doute en Russie a contribué  à son image d' «'homme de l'Occident ». Gorbatchev 'était un francophile passionné, capable de citer du Rimbaud et grand amateur de Balzac et de Dumas. Les pages les plus personnelles de ce livre d'entretiens sont sans doute celles où il évoque Raïssa, le grand amour de sa vie (disparue en 1999), qui fut la compagne indéfectible de ses combats politiques et intellectuels.  A propos de ce couple atypique, dont la presse avait souvent critiqué le clinquant occidental, Rochebin apporte la nuance suivante : « Ainsi s'est formé l'un des couples les plus marquants de l'histoire : novateur et audacieux, artisan d'un changement inouï, et pourtant imprégné de la culture communiste dont il est issu. Raïssa gardera toute sa vie les réflexes d'une étudiante en philosophie marxiste. Jamais elle ne reniera son admiration pour Lénine.». En outre, le stalinisme n'avait pas  épargné sa famille ni celle de son illustre mari.     Dans ces entretiens Gorbachev, impassible, évoque à plusieurs reprises cette douloureuse période, qui frappa de plein fouet sa famille.  Du côté maternel, son arrière-grand-père avait été passé par les armes dès les premières purges et le grand-père était revenu brisé après un séjour dans les geôles staliniennes. Un  point important éclaire encore la personnalité de Gorbatchev : son attachement viscéral à la terre. C'est un rural qui garda toute sa vie le souvenir ému de journées passées avec son père lors de travaux agricoles sur la  moissonneuse-batteuse.  Lyrique et poète, il évoque ainsi dans le livre  son amour charnel de la nature :  «C'est un lien avec la vie, que rien n'a pu déraciner. Beaucoup de Russes ont cette attache particulière. Je l'ai ressentie avec mon père dans la chaleur des nuits d'été, lors des moissons, quand nous dormions à la belle étoile. Ensuite avec Raïssa, en marchant sans fin dans la steppe. On savourait le silence. On parlait sans crainte d'être écoutés. Libres. » (page 15). Personnage paradoxal et assez fascinant, Gorbatchev aura marqué l'Histoire en précipitant, malgré lui, la disparition de l'empire soviétique en 1991, alors qu'il essayait de le sauver avec des réformes démocratiques et économiques, mettant ainsi fin à la Guerre froide. En complément du livre de Rochebin, l'on signalera  un intéressant documentaire de  Vitaly Mansky sur ARTE où l'on découvre, deux ans avant sa mort, un Gorbatchev déjà malade, le visage gonflé par le diabète mais encore très alerte intellectuellement, se racontant et commentant son testament politique dans un climat convivial.

Darius Rochebin, Dernières conversations avec Gorbatchev, postface d'Hélène Carrère d'Encausse, grand format, éditions Robert Laffont, 216 pages, 2022






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