Au Théâtre de la Tempête Clément Poirée met en scène Les Enivrés d’Ivan Viripaev. A travers ses personnages de fable réaliste à la fois profonds, versatiles et désopilants, Les Enivrés reflète le mal de vivre et la folie burlesque propre à l’univers théâtral de l’auteur russe contemporain. Poirée nous propose là un spectacle total, poétique et rigolo, troublant par la modernité du message.
Né en 1974, Ivan Viripaev est l’auteur vivant russe le plus joué sur les scènes francophones. Loin d’être un simple effet de mode - comme c’est souvent le cas chez des auteurs de théâtre, du jour au lendemain statufiés par des critiques béates -, l’écriture musicale et satirique de Viripaev se révèle l’une des plus fortes de la dramaturgie contemporaine. Rompant avec les formes traditionnelles du théâtre, cet auteur, également comédien et metteur en scène, propose une œuvre grinçante et nourrie par la spiritualité, ce qui en fait sans doute sa principale singularité.
© Léna Roche - Les Enivrés - Théâtre de la Tempête
De Oxygène à Illusions en passant par Les Rêves, l'univers de cet auteur originaire d'Irkoutsk (Sibérie) oscille de façon jubilatoire entre climat loufoque, fascination religieuse et sursauts urbains humanistes. Les Enivrés, une de ses meilleures pièces, évoque le temps d’une soirée la monumentale gueule de bois d’une dizaine de personnages se croisant en permanence et se révélant leurs tranches de vie. Astucieusement, les comédiens alternent les modes de narration. Tous ces personnages défilent donc sur un plateau tournant - procédé scénique d’autant plus ingénieux qu'il nous suggère avec des lumières étudiées l’état de confusion mentale qui règne. Tels des pantins, ces énergumènes imbibés affichent crânement leur angoisse existentielle, réclamant toujours plus d'amour, filtre magique censé tout résoudre et calmer leurs angoisses existentielles ou paranoïaques. Au fond les personnages de Viripaev ne sont pas fondamentalement différents des antihéros-pitres de Gombrowitz, de Pinter ou de ceux de Mayorga et de von de Mayenburg.
© Léna Roche - Les Enivrés - Théâtre de la Tempête
Comme eux ils gravitent toujours autour de l'enfermement mental. A sa façon chacun donc se vautra avec délice dans une ultime tentative pour sortir de la souricière. Dans la bouche de ses personnages Viripaev met abondamment les mots magiques Amour et Dieu, laissant toujours envisager pour eux une solution de remplacement à leur vie plate nihiliste ainsi qu'à leurs phantasmes autodestructeurs. Sans chichis, la langue poétique et moderne de l'auteur russe s'affirme pleinement, notamment dans des formules aux effets comiques. Elles nous reviennent en écho comme les boucles musicales d''une amusante symphonie païenne. Malicieux et porté par le sens du divin, Viripaev vulgarise d'une certaine façon le profane et le sacré, nous conte - mais pas comme un Rimbaud ou un Baudelaire - les noces de l’ivresse physique et spirituelle. A propos des personnages des Enivrés Poirée note : « L’ivresse physique laisse place à une ivresse spirituelle, comme si elle était là pour ouvrir les cœurs et les âmes » *
© Léna Roche - Les Enivrés - Théâtre de la Tempête
A la fois au vitriol et cocasse, le regard que porte Viripaev sur ses personnages est ambivalent. D'un côté, il nous avertit qu'ils font tout le contraire de ce qu’ils professent (en bon samaritains). De l'autre, il met en avant - même sous une forme moqueuse - leur inaltérable soif d’absolu. Comme s'exclame de façon récurrente un des personnages : « il faut changer cette vie de merde ! ». Après tout ce grand tourmenté de Dostoïevski ne disait pas autre chose. Ainsi : « Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous ! in Les Démons. Remarquables, les comédiens sont vraiment étonnants dans cette nef théâtrale new wave post 2000 de poivrots philosophes. On retiendra de ce surprenant spectacle le magnifique travail choral, sa scénographie attrayante et le très habile enchaînement de situations et tableaux. A découvrir d'urgence !
* La Terrasse, septembre 2018
durée : 2 h 30
Les Enivrés, de Ivan Viripaev
Texte français : Tania Moguilevskaia et Gilles Morel
Mise en scène : Clément Poirée
Avec John Arnold (Mark, Karl, Mathias), Aurélia Arto (Laoura, Linda), Camille Bernon (Marta, Rosa), Bruno Blairet (Gustav, Gabriel), Camille Cobbi (Magda), Thibault Lacroix (Max), Matthieu Marie (Lawrence, Rudolph), Mélanie Menu (Lora)
Théâtre de la Tempête (salle Serreau)
Cartoucherie - Route du Cham-de-Manoeuvre
Paris 12e
horaires : du mardi au samedi (20 h), dimanche (16 h)
jusqu'au 2 octobre 2018
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