Dans un essai érudit et brillant intitulé La Folie du regard Laurent Jenny explore la dimension fondamentalement ambiguë de l'art ainsi que notre propre rapport à sa perception.
Les derniers essais de Laurent Jenny abordaient les thématiques du vécu esthétique et de la relation à l’image : La Vie esthétique, Verdier, 2013 ; La Brûlure de l’image, Mimésis, 2019 ; Le désir de voir, L’Atelier contemporain, 2020. Dans La Folie du regard, ouvrage enrichi de 44 illustrations couleur, l'écrivain et critique d'art explore plus particulièrement la subjectivité même du regard que l'on peut poser sur les images, nous rappelant que « Voir » est un acte hasardeux et toujours incomplet. Aventureux, érudit et truffé d'exemples, analysant autant le trouble que l'on peut ressentir devant certaines toiles énigmatiques de Manet, Cranach ou Fragonard que le ressenti mitigé à la sortie d'une expo de L'Atelier des lumières, nouveau temple de « l'art numérique », La Folie du regard est un essai très vivant, décortiquant à la fois l'impossible objectivité de celui qui pose un regard sur l'oeuvre et le potentiel désarroi de l'artiste dans l'incapacité de s'approprier son oeuvre. L'exemple sans doute le plus frappant en est la rencontre (en 1956) de Giacometti avec le philosophe japonais Yanaihara. Le peintre lui demandait alors de devenir son modèle pour plusieurs mois. L'état de délabrement mental de l'artiste a été narré par des écrivains comme Balzac et Zola, qui l'ont superbement décrit à travers leurs personnages de Claude Lantier (L'Oeuvre) et de Frenhofer (Le chef d'oeuvre inconnu). Dans son livre Laurent Jenny décrit ainsi précisément ce processus destructif : « Giacometti entra pour une longue période dans ce qu'on pourrait appeler ''la folie du regard". L'impossibilité d'"attraper" la ressemblance de ce visage malgré plus de deux cents interminables séances de pose conduisit Giacometti à la crise la plus grave de son existence d'artiste. » (page 187). Du côté du spectateur, de l'amateur d'art, l'art peut également avoir une fonction déstabilisatrice. L'auteur parle très bien de cette valeur subversive que peut revêtir l'art, choisissant opportunément des tableaux ambigus (Le déjeuner sur l'herbe ou Olympia de Manet), oeuvres marquées par le silence ou un retrait pensif, donc très propices au questionnement du regard. Ces tableaux sont réputés novateurs car débarrassés des habituels alibis érotiques et mythologiques de leur époque, imprégnée par la peinture « d'Histoire ». L'auteur met aussi en exergue la force suggestive du silence chez des artistes comme Chardin ou Morandi, ce dernier faisant ressortir une impression de fixité temporelle absolue, en égalisant parfois la lumière. Le livre La Folie du regard propose aussi une intéressante réflexion sur l'aspect social de l'art, qui passe en premier par notre regard. Laurent Jenny s'attarde par exemple sur la célèbre photo de la femme aveugle, publiée par Paul Stand, en 1917 dans Camera work. C'est une photographie crue et directe de la misère, en contradiction avec les figures pittoresques de musiciens aveugles sublimées par les peintres (Georges de la Tour, Jan Steen) ou par les photographes (Kertész, Doisneau). A l'inverse certaines photos comme celles de jeux d'enfants prises par des photographes les plus réputés comme Ronis ou Cartier-Bresson nous remplissent de nostalgie ou nous laissent sur une impression superficielle de bonheur alors que bien souvent elles ont été prises dans un contexte de grande pauvreté, ce qui n'enlève d'ailleurs en rien leur beauté intrinsèque. Le livre de Laurent Jenny a comme principal intérêt de questionner de façon vertigineuse la sensorialité et la réalité même de l'art. Il pose cette interrogation fondamentale : « Face à toute représentation, cette question : pouvons-nous vraiment "voir", c'est-à-dire entrer dans le regard d'un autre, surtout lorsque cet autre est à distance historique ? » (page 12).
Laurent Jenny, La Folie du regard, essai sur l'art, broché, grand format, éditions L'Atelier contemporain, collection Essais sur l'art, 208 pages/44 illustrations couleur, 2023
A lire :
Françoise Bayle (textes), New York des peintres et des écrivains, anthologie, grand format, éditions Hazan, 240 pages, 2022
Emmanuelle Dreyfus, Stéphanie Lemoine, L'art clandestin - Anonymat et invisibilité, du graffiti aux arts numériques, broché, grand format, éditions Alternatives, collection « Arts urbains », 237 pages, 2022
Vita Nuova - Nouveaux enjeux de l'Art en Italie 1960-1975 - Catalogue
Autrices : Hélène Guenin , Valérie Da Costa , Laura Lamurri et Sara Miele
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Editions Snoeck, relié, 176 pages, 2022
Audrey Marty, Le grand Toulouse et ses peintres, éditions Le Papillon Rouge, grand format, broché, 188 pages, 2021
Christophe Belser, Peintres & Couleurs de Nantes, Le Papillon Rouge Editeur, 188 pages - 200 tableaux, 2021
Gérard Denizeau, Panorama de l'Art contemporain - De Jackson Pollock à Jeff Koons, collection « Les Essentiels de l’histoire de l’Art », éditions Larousse, 96 pages, 2015
Frank Claustrat, La peinture nordique et ses maîtres modernes - 1800-1920, Beau-Livre, relié, éditions Le Faune, 192 pages/130 illustrations, 2021
Collectif, Italia moderna - La collection d'art moderne et contemporain du Musée de Grenoble, coédition Musée de Grenoble / in Fine éditions d'art, 96 pages/84 illustrations, 2020
Collectif, Les Amazones du Pop, catalogue d'exposition, éditions Flammarion, 160 pages, 240 x 310 mm, relié, 170 illustrations, 2020
Federico Fellini, Le Livre de mes rêves, avec un texte inédit de Daniel Pennac, éditions Flammarion, hors collection, relié, 584 pages, 450 illustrations, 2021
Gabriel Badea-Päun, Les Peintres roumains et la France (1834-1939), traduction de Philippe Louvière, éditions in fine, 200 pages, 170 illustrations, 2019
Jacques Lambert, L'antisémitisme dans le monde des arts et de la culture [1900-1945], éditions de Paris / Max Chaleil, collection : Essais et documents, 304 pages + cahier hors reste de 12 pages illustré, format : 15 x 23cm, broché sous couverture quadri, 2019
Christiane Lavaquerie-Klein, Laurence Paix-Rusterholtz, Les femmes de la Bible dans l'art, éditions du Cerf, 284 pages, 2019
Hélène Eisenberg et François Lespinasse, Peintres de la Seine, éditions des Falaises, 336 pages, 2017
http://blogdephaco.blogspot.com/2017/07/une-histoire-des-images-de-la-grotte.html#more
Gérard Denizeau, Panorama de l'Art contemporain - De Jackson Pollock à Jeff Koons, collection « Les Essentiels de l’histoire de l’Art », éditions Larousse, 96 pages, 2015
Claudine Humblet, Post-Minimalisme et Anti-Form : dépassement de l’esthétique minimaliste, éditions Skira, 295 pages, 2016
Christine Frérot, Fictions mexicaines, 38 témoins de l’art du XXe siècle, préface de Jaime Moreno Villarreal, 195 pages, Riveneuve éditions, 2016
Anka Muhlstein, La plume et le pinceau - L’empreinte de la peinture sur le roman au XIXe siècle, éditions Odile Jacob, 214 pages, 2016

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