Dans le livre Gloire et éviction des Femmes peintres 1770-1804 Marie-Jo Bonnet propose une analyse fouillée et impertinente de la création artistique féminine à la fin du siècle des Lumières. Envisageant autant le statut professionnel que l'aspect novateur de leurs oeuvres, elle décortique le système de médiatisation de ces peintres, le replaçant au sein de l'histoire des mentalités et des courants picturaux.
Historienne d'art, Marie-Jo Bonnet est l'autrice de nombreux ouvrages sur l'histoire des femmes. Dans Gloire et éviction des Femmes peintres 1770-1804, elle s'intéresse particulièrement à la dernière partie du XVIIIe siècle, période relativement courte mais qui vit l'éclosion d'une génération exceptionnelle de peintres féminins comme Elisabeth Vigée Le Brun, Anne Vallayer-Coster, Gabrielle Capet ou Adélaïde de Labille-Guiard.
Gabrielle Capet, Autoportrait, 1783,
Musée national de l'art occidental de Tokyo
Détaillé, le livre nous raconte leur parcours de femmes artistes dans le cadre d'un statut professionnel privilégié. En effet, à la veille de la Révolution, la seule voie d'accès à la légitimité artistique était d'être membre de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Marie-Jo Bonnet nous raconte cette histoire souvent méconnue, d'autant plus singulière, que malgré leur nombre restreint dû à des quotas ridicules et à d'innombrables barrages idéologiques ces artistes influencèrent grandement l'histoire de l'art de leur époque, privilégiant dans leur travail l'autoportrait et une représentation picturale que l'on pourrait qualifier aujourd'hui d' « intimiste ». Par ailleurs, ces femmes furent à l'origine de nombreux salons artistiques parisiens et créèrent des écoles formant les futures peintres de la génération suivante.
A. Vallayer-Coster, Nature morte avec panache de mer, coquillages et lithophytes, 1769,
Paris, Musée du Louvre.
A propos d'Adélaïde de Labille-Guiard, reçue à l’Académie de peinture et de sculpture en 1783, en même temps qu'Elisabeth Vigée Le Brun l'historienne d'art précise : « L'école de Mme Guiard est un lieu d'apprentissage du métier certes, mais c'est surtout un espace de prise de conscience, le point de cristallisation d'un nouveau comportement des femmes face à la carrière professionnelle et à la réussite sociale » (page 64). En outre, par leur statut professionnel, ces artistes, à la veille de la Révolution, semblent redéfinir les codes même de la représentation artistique. Gloire et éviction des Femmes peintres 1770-1804 met en exergue le féminisme latent et l'aspect politique de ces oeuvres même si aujourd'hui leur suggestivité peut nous paraître moins prégnante.
Marguerite Gérard, Jeune femme peignant le portrait d'une musicienne, v.1800,
Leningrad, Musée de l'Ermitage.
En effet, les années 1780 voient culminer une confrontation picturale et idéologique entre tenants d'une peinture « virile » d'histoire antique (David, Gros, Girodet) et femmes peintres comme Vigée Le Brun et Labille-Guiard, privilégiant la peinture de portrait, objet lui-même d'un double positionnement, celui de la femme et de l'artiste. Outre leur valeur esthétique, ces tableaux ne sont pas anodins, et à travers de nombreux exemples Marie-Jo Bonnet décortique d'une façon intéressante le sens caché de ces tableaux ou du moins nous fournit des pistes pour mieux les identifier. Ainsi, Adélaïde Labille-Guiard, dans Une femme occupée à peindre et deux élèves la regardant, met en valeur l'idée de transmission et de complémentarité.
Adélaïde Labille-Guiard,
Une femme occupée à peindre et deux élèves la regardant,
Salon de 1785,
New York, Metropolitan Art Museum.
A propos de ce tableau datant de 1785, l'autrice écrit : « Adélaïde Labille-Guiard inaugure en revanche une image de femmes émancipée de leur foyer, qui la place au coeur d'une double filiation. Transmission des connaissances à travers la filiation professeur/élève et reconnaissance symbolique par le biais du Père/institution. » (page 73). Quant à l'amusant tableau de Suzanne Giroust, intitulé Autoportrait en train de reproduire un pastel de Quentin de la Tour (vers 1770), [l'on pourrait presque vu la période (!) parler de « marivaudage pictural »], c'est une oeuvre équivoque fonctionnant avec humour sur deux registres contradictoires : identification au grand peintre de pastel qu'est Quentin de la Tour et mouvement ironique de distanciation avec ce modèle masculin.
Suzanne Giroust : Autoportrait en train de reproduire un pastel de Quentin de la Tour, vers 1770,
Collection particulière.
Enfin, le tableau Aspasie (1794) de Marie-Geneviève Bouliard peut paraître osé car créé sous la Terreur. Marie-Jo Bonnet note : « L'artiste [Marie-Geneviève Bouliard] ne revendique pas un statut politique égal, encore moins un quelconque pouvoir politique, mais la reconnaissance de ses capacités et de son influence. Hommage déguisé à une femme éliminée par le Comité de Salut Public, Mme Roland, conseillère estimée de son mari, qui défendit la démocratie et la liberté, s'exclamant sur le chemin de la guillotine en croisant la statue de la Liberté : "Ô Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! " » (page 171). Rappelons que certaines de ces peintres furent révolutionnaires, d'autres pas.
Marie-Geneviève Bouliard, Aspasie, 1794,
Arras, Musée des Beaux-Arts
Les ex-académiciennes comme leurs confrères masculins furent invitées en 1793 à déposer leurs titres et à les livrer aux flammes. Vigée Le Brun, la plus connue d'entre elles, poursuivra sa carrière artistique et connaîtra un long voyage d’exil qui durera un peu plus de douze années. Gloire et éviction des Femmes peintres 1770-1804 nous rappelle que la période révolutionnaire fut en général défavorable aux femmes artistes, supprimant non seulement leur peu de privilèges mais les cantonnant à reproduire les images convenues de mère et d'épouse médiatisées avec encore plus de succès sous la période suivante, celle napoléonienne.
Marie-Geneviève Bouliard, Portrait d'Adélaïde Binart, Salon de 1796,
h.t.82 x 62 cm,
Paris, Carnavalet
Le livre de Marie-Josèphe Bonnet se profile d'autant plus intéressant, qu'il s'inscrit dans une vision à la fois féministe, historique et sociologique de l'art. D'origine hétérogène, issues à la fois de la moyenne bourgeoisie et de l'aristocratie, ces femmes auront au cours de près de trois décennies concrétisé de nouvelles formes de dialogue artistique, rompant avec l'autoportrait le monopole de l'allégorie, genre déterminant de l'Ancien Régime. A propos de cet héritage artistique de la fin du XVIIIe siècle l'historienne d'art écrit : « La période 1770-1804 est donc tout à fait exemplaire du rapport des femmes à la création et du poids de la société dans le développement de leurs capacités créatrices. Après avoir conquis les premières places, elles seront, sous le coup de décisions politiques catastrophiques, renvoyées à un genre féminin étroit, sentimental et maternel, qui finira par leur couper les ailes » (page 11).
Marie-Josèphe Bonnet, Gloire et éviction des Femmes peintres 1770-1804, Histoire de l'art, grand format, éditions Chryséis, 248 pages, 2024
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