lundi 15 avril 2024

L'Ile des esclaves



Au Théâtre du Lucernaire (Paris 6e) l'on peut découvrir L'Ile des esclaves de Marivaux. Mis en scène par Stephen Szekely c'est un spectacle puissant et suggestif, questionnant les relations  hiérarchiques sur un mode  drôle et moderne. Entre conte philosophique et comédie sociale l'on retrouve dans L'Ile des esclaves tout le sel de cet esprit enjoué et décalé qui a fait le bonheur des textes des auteurs les plus modernes du XVIIIe siècle. A la fois humanistes et irréventieux ces héritiers des Lumières utilisaient l'arme de l'humour et du divertissement pour mieux dénoncer les dysfonctionnements de la société. En cela l'histoire de L'Ile des esclaves se révèle emblématique des questionnements de l'époque. En effet, sur cette île la loi exige que maîtres et valets échangent leur rôle. Lorsqu’Iphicrate et Euphrosine échouent sur cette île à cause d’une tempête, ils perdent alors le pouvoir qu’ils exerçaient sur leurs domestiques, Arlequin et Cléanthis... ce qui n’est pas pour leur déplaire !

L'Ile des esclaves - Théâtre Noir
© Hélène Dersoir

Les valets auront trois ans pour transformer leurs patrons et faire de ces orgueilleux injustes et brutaux des êtres humains raisonnables et généreux ! Dans L'Ile des esclaves les puissants deviennent des gueux et les valets des maîtres. Dans une mise en scène rythmée et humoristique Stephen Szekely questionne cette inversion des rôles, abordant la problématique sociale de la comédie satirique sous un angle de vision carnavalesque mais sans les masques. L'aspect farcesque inhérent à  L'Ile des esclaves nous rappelle que sous l'Ancien Régime dans certaines contrées les dirigeants colons blancs, en se peinturlurant en noir, prenaient la place de leurs esclaves, alors que lesdits esclaves, couverts de farine, se substituaient à leurs maîtres ». Bien entendu, ce petit jeu ne durait que le temps de la fête. Certes, dans L'Ile des esclaves l'inversion provisoire des rôles est un peu plus longue. 

L'Ile des esclaves - Théâtre Noir
© Hélène Dersoir

Mais sans dévoiler la fin de ce texte datant de 1725, écrit seulement deux ans après La Double Inconstance, il s'inscrit pleinement comme une « utopie sociale », pouvant rappeler par l'esprit celle de l'humaniste anglais Thomas More (1478-1535). Outre l'échange de pouvoirs entre maîtres et valets l'on retrouve dans la pièce philosophique le thème de la confusion des sentiments, autre caractéristique de ce que l'on a appelé « le marivaudage ». Et ce voyage se profile philosophiquement grinçant avec des thèmes sous-jacents (l'intolérance, l'égalité, le pouvoir, la justice) pas fondamentalement différents de ceux abordés par Voltaire ou Swift dans Candide et Les Voyages de Gulliver, qui déjà bien avant La Ferme des animaux d'Orwells interrogeait la capacité de l'humain à accepter un véritable changement. 

L'Ile des esclaves - Théâtre Noir
© Hélène Dersoir

Inspiré par la truculence et la bouffonnerie du texte de Marivaux Stephen Szekely nous propose un spectacle très visuel,  instinctif et amusant, se faufilant entre commedia dell'arte et accents modernes. Et les doués comédiens   s'inscrivent pleinement dans cette galerie pittoresque de personnages tissant cette utopie et qui ont pour nom : Arlequin, Iphicrate, Euphrosine, Cléanthis et Trivelin. L'on signalera aussi la suggestivité des décors et les beaux jeux de lumières. Le jeu virevoltant des comédiens est tout aussi psychologique et met en exergue la crise d'identité des personnages, que ce soit à travers leurs nouveaux rôles sociaux ou leurs approches amoureuses. Tout cela contribue au climat à la fois mystérieux et insurrectionnel, qui pimente le spectacle du début à la fin ! 

durée : 1 h 10

L'Ile des esclaves, une pièce de Marivaux
Mise en scène : Stephen Szekely
Avec Laurent Cazanave, Michaël Pothlichet, Barthélémy Guillemard, Lucas Lecointe, Marie Lonjaret, Lyse Moyroud.

Le Lucernaire (Théâtre Noir)
53, rue Notre-Dame-des-Champs
Paris 6e
horaires : du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 17 h

jusqu'au 2 juin 2024



















Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire