lundi 13 novembre 2023

Alain Besançon Historien et moraliste

 


Dans Alain Besançon Historien et moraliste, Louis-Dominique Eloy propose une très intéressante étude sur  l'universitaire et spécialiste du monde russe et soviétique, disparu  le 9 juillet de cette année. C'est la première monographie consacrée à la vie et à l'oeuvre de l'historien français.
Le parcours  d'Alain Besançon est d'autant plus significatif qu'il a été - entre 1951 et 1956 -  un militant communiste actif comme bon nombre d'intellectuels  qui plus tard - et comme lui - prendront leur distance avec le  parti. Truffé de notes, de commentaires, de citations,  l'ouvrage de Louis-Dominique Eloy est passionnant  pour ses rappels - toujours d'actualité - sur l'histoire de la Russie et du communisme  mais aussi dans sa façon de décortiquer le parcours d'un grand historien français largement méconnu du grand public.  Né en 1932,  Alain Besançon évolue dans un milieu bourgeois privilégié. Son père, Louis Justin-Besançon (1901-1989) est une figure marquante de la médecine française, en plus d'être un grand capitaine d'industrie. A propos de ces premiers temps, Louis-Dominique Eloy note : « Avec le recul de l'âge, Besançon ne renie pas ce monde bourgeois d'avant-guerre, qui se distinguait selon lui par sa capacité à 'être heureux' : s'amuser, jouer, et jouir des aménités  de la vie.  Il garde un souvenir lumineux de son enfance, comme il en a témoigné dans Une génération*.  » (page 20).  Quant à  la carrière universitaire d’Alain Besançon, elle se poursuivra principalement à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Egalement, il enseignera dans de nombreuses institutions et universités aux Etats-Unis.  On oublie sans doute qu'avant les interventions médiatiques des nouveaux philosophes dans les années 70 et celles de dissidents russes comme Soljenitsyne ou Boukovski  peu d'intellectuels français avaient osé dénoncer les ravages du totalitarisme russe, excepté de rares lanceurs d'alerte  comme Raymond Aron dans son ouvrage phare L'opium des intellectuels (1955).   Ce qui frappe avant tout dans Alain Besançon Historien et moraliste c'est sa persistance  s'étalant  sur plusieurs décennies,  dans le combat intellectuel du système soviétique et russe  même si Besançon a brillamment orienté ses recherches universitaires sur bien d'autres thématiques comme la théologie, l'histoire des religions, l'histoire de l'art, la littérature ou même la psychanalyse. Dans son étude Louis-Dominique Eloy, nous montre bien à la fois cette profonde déchirure de l'ex-communiste  et ce désir si vif de témoigner pour l'histoire. En cela  la trajectoire de Besançon n'est pas fondamentalement différente de ses ex-camarades militants du PCF, comme Roy Ladurie, Furet, Ozouf, Kriegel  qui n'auront de cesse comme lui dans un travail de journaliste et d'historien de dénoncer  le système stalinien après leur engagement communiste. A travers leurs analyses fines et une vision souvent généraliste et percutante   les livres d'Alain Besançon nous montrent    comment la volonté de croire en un avenir enchanté a pu  conduire tragiquement à refuser de voir la réalité d’un système qui piétine la liberté et la dignité humaines. En cela, dès les années 60 l'historien se révèle un lanceur d'alerte de premier plan,  rejoignant quelques rares et courageux universitaires, chercheurs ou historiens désireux de secouer l'inertie voire la quasi-absence française d'études soviétiques  de la période des années 50 et 60. Ils ont nom  Boris Souvarine, Branko Lazich, Michel Heller. Deux autres personnalités ont  marqué aussi le parcours et la pensée de Besançon. Il s'agit de Marc Raeff (1923-2008), un spécialiste de l'ancien régime russe, auteur notamment d'une biographie sur le grand homme d'Etat russe du XIXe siècle Michael Speransky, qui espérait moderniser l'Etat tout en préservant la monarchie.  Quant au second, Martin Malia** (1924-2004), c'est un des principaux représentants de l'école américaine du totalitarisme. A propos de son enseignement l'auteur écrit : « Au coeur de sa pensée se trouvait l'idée que le système soviétique reposait sur l'idéologie, qu'il qualifiait de '"fantasmagorie", de "pseudo-science, pseudo-religion" et de "plus grand fantasme de l'époque pour l'Ouest industrialisé.  » (page 70).  Besançon noua ainsi de solides amitiés et  certaines de ces rencontres constituèrent un terrain favorable à sa carrière universitaire américaine.   Rappelant les combats intellectuels de ces premiers temps l'auteur écrit :  « Peu médiatisés, disposant de ressources limitées, "menant la vie matériellement étriquée et socialement obscure des instituts privés et des bulletins confidentiels", tenus par "l'establishment intellectuel (...)  pour des sortes de pornographes de la pensée", ils accomplissent pourtant un travail d'analyse et de vérification minutieuse qui n'a pas d'équivalent en Europe » (page 62).  En effet, Besançon n'aura de cesse de souligner dans ses analyses la perversité idéologique véhiculée par le communisme, son mensonge originel dissimulé derrière la récupération alibi des textes de grands philosophes comme Marx ou Hegels.  Louis-Dominique Eloy note : « La caractéristique principale et inouïe de ce régime idéologique - inséparable de l'infinie terreur qu'il inspire - c'est sa surréalité, concept majeur de la pensée de Besançon...   ».  Puis plus loin : «  Le communisme provoque selon Besançon une véritable dégradation morale chez les adhérents au Parti : il 'transforme de braves types en salopards" (page 45). Dans son introduction l'auteur nous rappelle aussi le mode privilégié d'argumentation de l'intellectuel français : « Besançon  est un historien qui ne s'intéresse pas seulement au "comment" - à la reconstitution des faits, à l'explication de leur enchaînement causal -, mais qui se pose surtout la question du "pourquoi' » (page 14).  Pendant cinq décennies Alain Besançon aura ainsi largement  contribué à mieux faire connaître le monde soviétique et la Russie de ces trente dernières années. Il a notamment  très tôt  parfaitement compris le pouvoir destructif du régime poutinien, que ce soit à travers la dénonciation de la brutalité des interventions militaires en Crimée, en Géorgie, en Tchétchénie, en Syrie ou plus récemment en Ukraine ou en nous rappelant la violation continuelle des droits de l'Homme en faisant empoisonner  journalistes et militants.  L'auteur note : « La Russie a renoué sous Vladimir Poutine avec un positionnement idéologique messianique, slavophile et conservateur, appelant à la défense des valeurs traditionnelles face à un Occident jugé décadent. » (page 206). Au passage,  l'on rappellera  l'excellent livre Comprendre le poutinisme de l'historienne et spécialiste le la Russie postcommuniste Françoise Thom. Formée à l'école d'Alain Besançon, c'est à dire sans langue de bois, ce brillant essai décrivait  -déjà en 2018 ! - la dérive « néo-totalitaire  » du régime poutinien.  Au final, avec  l'ouvrage Alain Besançon Historien et moraliste, au titre particulièrement bien choisi,  Louis-Dominique Eloy nous brosse le portrait,  outre celui d'un éminent spécialiste de l'histoire contemporaine, celui d'un intellectuel précurseur à la fois curieux de tout  et scrutant d'une façon aussi rigoureuse qu'originale le monde d'hier et de demain. Cherchant à exprimer à la fois l'essence de l'homme et de l'historien l''auteur écrit ceci  : « Allergique à toute forme de carriérisme, un peu dilettante, cultivant sa singularité, en marge des institutions, Besançon a au fond plus un tempérament d'essayiste, voire d'artiste, que d'universitaire. Il n'a pas été non plus un intellectuel mondain et n'a jamais cherché à s'insérer dans les réseaux de pouvoir qui structurent en France le monde intellectuel.  Il fait plutôt penser à ces artistes du XIXe siècle, comme Delacroix ou Manet, bourgeois et bohèmes, qui entretenaient une forte sociabilité mue par leurs affinités personnelles. » (page 240)

* Une  génération, autobiographie d'Alain Besançon parue en 1987 aux éditions Julliard (358 pages)
** Martin Malia, La Tragédie soviétique, op. cit., pp. 101, 606 et 94

Louis-Dominique Eloy, Alain Besançon Historien et moraliste, éditions de L'Harmattan, collection   «Historiques», 294 pages, 2023

Préface de Pierre Manent 






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