Pièce phare de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard (1931-1989),
Déjeuner chez Wittgenstein peut déconcerter le spectateur par son huis-clos
bizarroïde. L’histoire se profile imprévisible : deux sœurs s’apprêtent à accueillir -
après plusieurs mois d’absence - leur frère, un philosophe malade, interné en
hôpital psychiatrique.
Par une mise en scène très subtile et l’excellent jeu - tout en intériorité - de trois comédiens, ce Déjeuner chez Wittgenstein nous plonge d’emblée dans le malaise bernhardien. Au début du spectacle, nous suivons les préparatifs fébriles de ces deux sœurs, dont le dialogue imprégné de crainte et d’espérance nous interroge sur cette arrivée imminente, auréolée de plaisir et de souffrance. Puis, le malade débarque dans la maison familiale viennoise, dans une composition de fou à la fois phobique, très cultivé et pince-sans-rire, plombant l’atmosphère autant par ses silences que par la violence de son comportement enfantin. Progressivement, au fil de ce texte oscillant constamment entre comédie et tragédie et tout imprégné de révolte et de langueur mélancolique, quelques signes nous orientent vers les fêlures qui semblent planer sur les Wittgenstein : la mésentente du philosophe avec ses parents, une rivalité artistique des deux sœurs comédiennes, leur rapport ambigu au frère, le cheminement de la folie du frère… Dans cette pièce marquée par l’ambivalence (des êtres, des situations), tout se passe entre le melon et la viande au cours d’un singulier repas se déroulant dans un salon à manger au charme viennois désuet. Le texte grave et loufoque de Thomas Bernhard repose sur un savoureux dialogue à trois, à la fois, bourgeois, très poli et délirant, qui semble mettre en avant les sentiments dominants des personnages comme l’agacement (chez le frère) ou la compassion et la peur (chez les sœurs).
D’une certaine façon, pour l’état
d’esprit, la pièce jerke entre du Tchekhov et du Ionesco. Mais inévitablement
derrière les mille et une diatribes du frère sur la peinture, la famille, le
théâtre, l’Autriche ou les profiteroles (!) se profile l’image de Bernhard, englué dans son mal-être et possédé par un désir de
provocation, déjà très médiatique. L’oeuvre de l’auteur de Maîtres anciens, largement
autobiograpgique, est tout imprégnée, comme chacun sait, par la maladie, la
mort, la solitude et la folie. Pour le personnage du frère, Bernhard s’est même
inspiré de son ami interné Paul Wittgenstein, lui-même neveu de Ludwig Wittgenstein (1889-1951), célèbre
philosophe autrichien naturalisé
britannique. L’univers de Déjeuner chez Wittgenstein baigne dans la névrose -
l’on songe aux cercles viennois de Freud à Zweig - et à l’expressionnisme autrichien (si
cruellement parlant), même s’ils sont antérieurs à Bernhard. Et l’on ne
s’étonnera guère de l’admiration du dramaturge autrichien pour le Suisse Fritz
Zorn dont l’autobiographie posthume Mars (1977) semble correspondre à de
similaires sublimations mortifères par l’‘écriture. Bernhard nous apparaît cabotin
et borderline (comme Léautaud), misanthrope (comme Céline), à la fois vulnérable
par sa maladie et fasciné par la
description de ses états d’âme (comme Proust). Un humour tout germanique
traverse d’ailleurs Déjeuner chez Wittgenstein - mais peut-être pour l’apprécier à sa juste valeur faut-il être déjà un peu familiarisé
avec l’œuvre de Bernhard. La
remarquable prestation théâtrale des
comédiens jointe à la rigoureuse mise en scène de Habib Naghmouchin, qui capte
parfaitement ce climat entre chien
et loup et chargé de tension - caractéristique chez l’auteur de Gel - fait de ce Déjeuner chez Wittgenstein un
bel hommage à l’univers chaotique
de Thomas Bernhard, dont Philippe Ivernel (+) a noté avec beaucoup de justesse l’aspect foncièrement obsessionnel.
Par une mise en scène très subtile et l’excellent jeu - tout en intériorité - de trois comédiens, ce Déjeuner chez Wittgenstein nous plonge d’emblée dans le malaise bernhardien. Au début du spectacle, nous suivons les préparatifs fébriles de ces deux sœurs, dont le dialogue imprégné de crainte et d’espérance nous interroge sur cette arrivée imminente, auréolée de plaisir et de souffrance. Puis, le malade débarque dans la maison familiale viennoise, dans une composition de fou à la fois phobique, très cultivé et pince-sans-rire, plombant l’atmosphère autant par ses silences que par la violence de son comportement enfantin. Progressivement, au fil de ce texte oscillant constamment entre comédie et tragédie et tout imprégné de révolte et de langueur mélancolique, quelques signes nous orientent vers les fêlures qui semblent planer sur les Wittgenstein : la mésentente du philosophe avec ses parents, une rivalité artistique des deux sœurs comédiennes, leur rapport ambigu au frère, le cheminement de la folie du frère… Dans cette pièce marquée par l’ambivalence (des êtres, des situations), tout se passe entre le melon et la viande au cours d’un singulier repas se déroulant dans un salon à manger au charme viennois désuet. Le texte grave et loufoque de Thomas Bernhard repose sur un savoureux dialogue à trois, à la fois, bourgeois, très poli et délirant, qui semble mettre en avant les sentiments dominants des personnages comme l’agacement (chez le frère) ou la compassion et la peur (chez les sœurs).
© Laurencine Lot - Déjeuner chez Wittgenstein - mise en scène de
Habib Naghmouchin
© Laurencine Lot - Déjeuner chez Wittgenstein - mise en scène de
Habib Naghmouchin
(+) […] Bernhard est un obsessionnel, ses personnages
aussi. Ils reviennent sans cesse, avec variations, sur les mêmes thèmes, dans
un parfait accord de la forme et du sens : la phrase se développe en
boucle par provignement, et la pensée aussi s’enroule sur elle-même, incapable
de se libérer, moins de son sujet de réflexion que d’une propension permanente
à l’aigreur, au sarcasme.
Michel Corvin, Anthologie critique des auteurs dramatiques européens
(1945-2000), page 545, éditions Théâtrales, 2007
Déjeuner chez Wittgenstein, de Thomas Bernhard
mise en scène : Habib Naghmouchin
Avec Geneviève Mnich, Cécile Lehn et Eric Prigent
Théâtre de La Boutonnière
25, rue Popincourt
Paris 11e
du mardi au samedi à 20 h
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