lundi 14 août 2017

Une femme douce



Dans Une femme douce, Sergei Loznitsa signe à la fois un film expressionniste et kafkaïen, métaphore d’une Russie inhospitalière et bureaucratique dans laquelle toute trace de justice est abolie.

Cinéaste d’origine ukrainienne, Sergei Loznitsa navigue entre fiction et documentaire, dénonçant dans ses films l’atavisme des mentalités russes ainsi que les méthodes brutales de la classe politique contemporaine. (Dédié à la révolution en Ukraine son long métrage documentaire Maïdan (2014) évoquait le mouvement populaire de la place de Kiev ayant conduit à la démission du président Lanoukovytch.) Si incontestablement le propos du réalisateur se profile comme une dénonciation sans concession du système politique et social de la Russie de Poutine, son film s’articule néanmoins dans un climat indéterminé, quelque part entre théâtre de l’absurde et cruelle fiction burlesque.

Une femme douce

Quoique son titre emprunte à celui d’une nouvelle de Dostoïevski [La Douce (1876)], le récit cinématographique ferait plutôt songer au Gogol des Ames mortes (1842) pour sa dérision nihiliste. Son climat moite peut aussi rappeler certaines nouvelles sombres de Kundera. Loznitsa nous raconte une histoire aux relents de tragi-comédie, celle d’une femme qui reçoit le colis qu’elle a envoyé quelques temps plus tôt à son mari incarcéré. Elle décide alors de se rendre dans cette prison située dans une région reculée de Russie. Empêtrée dans un combat ubuesque avec l’administration pénitentiaire, elle ne pourra ni rencontrer son mari ni lui renvoyer le colis. A travers cette fine fable aux relents réalistes, le cinéaste nous entraîne dans l’ambiance très particulière de son film. En effet, l’on ne verra jamais le prisonnier. Quant au personnage féminin principal, habilement interprété par Vasilina Makovtseva, il se caractérise surtout par son mutisme et son fatalisme (slave ?). Le long métrage évolue donc sur un mode narratif assez original. 

Une femme douce

L’on sent que l’auteur de My Joy s’est surtout préoccupé de créer un espace mental et d'une certaine façon esthétique. Outre le pénitencier - comme décor central -, c’est toute la vie provinciale en décomposition de ce petit bout du monde russe que Loznitsa cherche à exprimer à travers une foule de personnages secondaires : fonctionnaires apeurés, habitants, utilisateurs de transports publics, gardiens, prostituées, maquereaux, petits caïds… De cet univers gangrené par une violence sourde, la corruption et la prostitution, Loznitsa tire des images inquiétantes et crépusculaires, souvent belles, qui peuvent rappeler celles de l’Italien Fellini ou de l’Hongrois Tarr. Il atteint le comble de la théâtralité dans la dernière partie - très baroque - de Une femme douce. Créant une sorte de film dans le film, il y met en exergue le rêve cauchemaresque de son héroïne, mettant en scène un grotesque banquet officiel.

Une femme douce

Par son climat étrange, son esthétisme sexué et ses personnages outranciers, cette dernière partie rappelle un peu le climat surréaliste du film Eyes Wide Shut (1999) de Kubrick et, par son aspect parodique shakespearien, la célèbre pièce Yvonne, princesse de Bourgogne (1938) de Gombrowicz. Le film convainc avant tout par la puissance évocatrice des personnages secondaires et celle de décors urbains et industriels. [Le film a été tourné à Daugavpils (Lettonie)]. Comme l’arpenteur K du roman le Château de Kafka, cette femme douce sera aspirée par la spirale infernale de la bureaucratie russe. Cette violence quotidienne et sournoise faite aux petites gens semble constituer une des préoccupations majeures de Loznitsa. Sans illusions, il déclarait récemment à propos de son dernier long métrage ceci : « Mon film est pour moi une métaphore d’un pays où les gens se font perpétuellement violer. Y compris par eux-mêmes : en Russie, les gens ‘s’auto-violent’. Ce pays est empreint de toutes formes de violences […] » 

durée : 2 h 23

Une femme douce, un film de Sergei Loznitsa, drame, France/Allemagne/Pays-Bas/Lituanie, 2017

Avec Vasilina Makovtseva (Une femme douce), Marina Lkeshcheva (La compatissante), Lia Akhedzhakova (Militante des droits de l'Homme), Valeriu Andriuta (Visage bleu), Boris Kamorzin (Homme au bras dans le plâtre), Sergeï Kolesov (Homme aux dents écartés)







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